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IMMUNITE IMPUNITE FRATERNITE

— Bonjour capitaine, je voulais justement vous appeler, qu'en est-il exactement ?
— Bonjour madame le procureur. Eh bien, il a été trouvé un enfant mort sur la plage de Trez Rouz1 en Camaret-sur-Mer2. Le corps a séjourné dans la mer deux à trois jours pas plus. Il s'agit d'un meurtre, la tête a été littéralement écrasée. Le légiste est affirmatif, l'enfant était vivant, vraisemblablement sur le sol, ligoté, la tête prise dans un caisson, un moule de presse, difficile à définir. Des chenilles d'un véhicule indéterminé ont aplati la tête jusqu'à donner une forme cubique à la boîte crânienne. Le corps est intact, pas de sévices sexuels, les examens toxicologiques n'ont rien donné. Il y a des particules métalliques de rouille et surtout des particules de gomme de pneumatique dans le cuir chevelu.
— Quel âge ?
La magistrate envoie sec, elle a oublié de vibrer. Un cadavre de plus dans sa carrière ne soulève plus l'émotion de ses début.
— Age estimé 8 ans. Une horreur !
Le capitaine Girmarch, infantile, attendait du réconfort de principe. Manqué, l'administrative assèche davantage :
— L'identité ?
— Inconnue, rien dans les poches, les vêtements sont de qualité mais il n'y a aucune marque. Les ongles ont été limés, sans doute manucurés, pour un gamin ce n'est pas banal.
Dame fouineuse ne s'attarde sur le détail et ne marque aucune surprise :
— Des témoins ?
— C'est une femme qui promenait son chien qui l'a trouvé, une femme de 72 ans. Elle a déclaré ne pas connaître cet enfant. Il n'y a pas beaucoup de maisons dans le coin, de plus si le corps a dérivé, il a été mis à la mer soit à partir d'une embarcation et dans ce cas retrouver les navigateurs ne va pas être simple, soit il a été abandonné à partir de la côte et les courants l'ont porté au fond de l'anse de Camaret. Il faudra enquêter sur la côte brestoise. Pour l'instant, nous consultons les signalements des enfants disparus. Avec l'analyse des marqueurs génétiques, nous espérons du concret même si un résultat positif serait du domaine de la chance. J'ai fait une première recherche sur la presqu'île de Crozon3, il n'y a pas d'enfant fugueur, aucune déclaration de disparition. Il n'y a pas d'élève manquant dans les différentes classes. D'ailleurs, la tenue vestimentaire ne laisse pas à penser qu'il s'agisse d'un enfant de la région. S'il s'agit bien de ses vêtements, le niveau social est très élevé, nous n'avons rien de tel ici. Les villas de villégiature ne sont pas encore ouvertes, bien que nous les vérifions une à une afin de déterminer s'il n'y aurait pas une famille qui y séjournerait de manière inhabituelle.
Monocorde, l'invariable procureure n'exprime rien d'autre que ce que le bon sens lui autorise à dire :
— Pour ma part, je m'occupe de savoir si du côté anglais, il n'y aurait pas une disparition d'enfant. Et ce véhicule chenillé, vous avez une piste ?
— Que vous dire, tractopelle, pelleteuse ? Je ne sais pas !
Girmarch, pessimiste par conviction religieuse, ne sait pas grand chose. La procureure écoutant l'ignorance, se demande où porter ses interrogations :
— Un corps venu d'on ne sait où, cela ne va pas faciliter les choses. Vous avez un moyen de savoir si des véhicules, voitures avec caravane, ayant des immatriculations hors département ont séjourné récemment, voire actuellement ?
— Nous allons voir cela avec les commerçants et sur les aires de stationnement. Le gamin de race blanche est bronzé bien que plutôt blond, châtain clair. Avec le temps qu'il fait en ce moment, en mars de surcroît, oui, la piste d'un gamin en transit n'est pas infondée malheureusement, il suffit que les parents soient francophones pour qu'ils passent inaperçus au supermarché ou ailleurs.
— Cherchez côté voiture de luxe, dans un milieu privilégié. Il ne faut pas négliger l'hypothèse de l'enlèvement qui tourne mal.
— Très bien madame le procureur, je vous préviens dès que j'ai du nouveau. Au revoir.
— Oui, faites attention aux détails, sans cela l'enquête n'aboutira pas.
— J'en suis conscient, mes respects madame le procureur…
— Au revoir capitaine.
Le raccrochage téléphonique est frigorifique.

Le capitaine Girmarch est un gendarme, il pratique la gendarmerie avec tous les attributs de l'officier servile bourré d'aprioris, sulfaté à la codéine et accro aux femmes faciles. Il se fait décolorer les mèches pour surfer sur sa glisse. Il a des yeux clarinettes et tape dans l'œil des étourdies qui l'adorent. Tout est dit car le type est aussi vide qu'une canette de kro un samedi soir en bord de mer. Il reprend son téléphone bureaucratique et contacte les entreprises locales ainsi que les services techniques des communes. Il ne manque pas une chenille, pas une tractopelle et les entreprises extérieures en chantier ne manquent de rien non plus. Tant mieux se dit-il car il espère que les problèmes soient ailleurs pour éviter de cuisiner des presqu'îliens toujours rancuniers après un délibéré de soupçons. Bien sûr, il y a l'armée dans le secteur, utilise-t-elle des engins chenillés ? Ce n'est pas un régiment de blindés, on fait à l'Ouest dans le commando et à l'Est dans la base aéronavale… Girmarch se dit qu'il doit vérifier sans froisser les galons. L'introduction est facilitée, il a étalé, à trois reprises, la lieutenante qui sert de communicante, il anticipe une approche décontractée façon retrouvaille et baldaquin…
Téléphone en position du pêcheur chevronné :
— Salut ma gracieuse, tu vas bien ?
Le haut-parleur du combiné fixe répond :
— Qu'est-ce qui se passe, tu cherches un plan Q pour ce week-end ?
— Comment tu as deviné mon petit bouchon ? Je reviens aux fondamentaux. Tu me connais, je suis un sentimental…
— Tu m'étonnes, un pur serial lover… Bon écoute, j'ai pas envie de toi donc tu peux téléphoner ailleurs voir si je décroche…
Girmarch s'attendait à pire, le demoiselle n'est pas en état d'alerte, donc il poursuit allegretto :
— D'accord je n'ai pas été… En fait ce n'est pas pour cela que je t'appelle, je voudrais savoir si vous utilisez ou s'il ne vous manque pas un engin à chenilles…
— C'est quoi cette question, tu enquêtes ?
Là, c'est l'officier qui avait pris sa couverture de survie, la lieutenante n'aime pas patauger, Girmarch compose :
— Non, mais non, enfin, je me renseigne à titre préventif.
— Sur la base, on a rien qui y ressemble en ce moment. Il y a des vagues à prévoir ?
— Pour l'instant non, mais mieux vaut mettre un gilet au cas où.
Girmarch rassure sans se rassurer, la lieutenante tient à scruter l'horizon des complications :
— Ok, je vais voir si tout est au carré.
— Merci ma puce.
— Evite !
— Ok, à plus.
Il se marre, une femelle qui se rebiffe après trois nuits de festival, il n'y a rien de plus excitant qu'une rebuffade en uniforme. Il suffit de laisser tomber la pression et de marger sur les attentions pour rendre la chair fébrile. Il adore les reconquêtes et les rereconquêtes.

°°°

Nouveau matin crasseux.
— Allo, bonjour madame la procureure, je sais qu'il est à peine 6 heures, mais c'est pire que tout, on vient de retrouver le corps d'une gamine de 6 ans environ, mêmes circonstances, tête écrasée, moulée, Je suis sur place, je vous appelle du véhicule de patrouille qui a découvert le corps.
— Comment est-ce possible ?
— Pour l'instant, je ne pense pas que le corps ait séjourné longtemps dans la mer. Je ne suis pas spécialiste et de toute façon la scientifique vient d'arriver et d'après eux pas plus de 24 heures d'immersion… Ce qui laisse à penser que ce crime est postérieur à celui du garçon. De plus les vêtements, la couleur bronzée de la peau, il y a de forte probabilité, à minima, qu'il s'agisse du même groupe de personnes, et possiblement ce serait une sœur. Depuis la précédente découverte du premier corps, il n'y a pas de houle, pas un clapot, pas une brise et des coefficients de marée très bas. Autant dire peu de mouvements.
— Je n'ai rien côté britannique, rien à Brest, rien à Douarnenez, ni à Quimper…
La procureure est à bout de souffle. Girmarch en profite pour en placer une :
— J'ai contacté discrètement l'armée à propos des chenilles, ils n'ont rien qui pourrait correspondre. Mieux vaut ne pas se laisser endormir, cependant je vois mal des militaires, même ivres, s'amuser à écraser des têtes de gosses. D'ailleurs, je me demande comment peut-on faire dans la discrétion, trouver l'engin, se déplacer…
Girmarch vient de percuter :
— Je fais peut-être erreur, l'engin est sur place. Caché. Le ou les tortionnaires écrasent les enfants et se débarrassent des corps dans la mer qui doit être proche. Je vais faire fouiller la bande côtière de l'anse de Camaret sur un kilomètre à l'intérieur des terres dans un premier temps.
La procureure se revigore, moins frileuse :
— Avez-vous vérifié chez les agriculteurs, certains ont des engins de chantier pour leur gros travaux ?
— Oui madame le procurreur, nous avons commencé par Camaret, Roscanvel et Crozon, nous étendons les recherches vers Lanvéoc, Telgruc, Argol et Landévennec4. Ce serait une sacrée signature laissée après les crimes. S'il s'agit de crimes haineux, pourquoi pas ? Désolé de vous avoir dérangée madame le procureur…
— Vous avez bien fait capitaine, plus question de dormir dans les semaines qui viennent, cette fois il va falloir faire une déclaration à la presse.
— Si je puis me permettre madame, les conditions de la mort pourraient rester dans l'ombre avant que l'on ait épuisé toutes les recherches sur les véhicules chenillés… J'y pense, il y a aussi les ostréiculteurs qui sont susceptibles d'utiliser de telles machines…
— Poursuivez, je vais me limiter au strict minimum déclaratif mais dès que vous avez fini sur ce volet, il faudra au contraire faire dans le détail sordide pour susciter des indiscrétions…

°°°

Fraîcheur matinale en ce printemps 1996, les quais de Camaret sont éclairés au loin, de l'autre côté de l'anse. La plage de Trez rouz, quant à elle, retrouve le sang de sa gloire. Les Anglais y avaient débarqué en 1694 pour envahir la presqu'île de Crozon dans l'espoir de faire le siège de Brest. Les viandes bouillies s'étaient empalées sur la milice côtière débraillée. Le sable était devenu rouge raconte-t-on les soirs de vins étoilés. Girmarch aurait préféré une bonne guerre internationale plutôt qu'un double meurtre surtout avec des gamins à la figure aplatie façon limande pas fraîche.

Après les premières constatation qui n'amenèrent aucune conclusion, les gendarmes se sont dispersés pour investiguer puis revenir à la gendarmerie de Crozon. Le capitaine marche de long en large et de travers après 19 heures dans un bureau de plus en plus petit par énervement. Les nouvelles d'où qu'elles viennent ne sont pas bonnes, les rapports ne rapportent rien. Deux pelleteuses recensées, une en panne, une en activité chez les exploitants agricoles. Pas franchement d'indices qui déclenchent des pistes. Les ostréiculteurs en ont quatre, des modèles plus petits qui pourraient effectivement être transportés sur des remorques plateformes… Pourquoi pas ? Girmarch a demandé des prélèvements métalliques des chenilles des appareils retrouvés par acquis de conscience. Pour le moule à crâne, l'absence d'idée prédomine. Une telle cruauté n'annonce rien de bon.

Rien de va, Girmarch commence à naviguer sur les grandes largeurs des trottoirs avant de se hisser chez lui, un appartement provisoire lui évitant la caserne. A bord du "Pourquoi pas", son plumard glacial, il n'entrave plus rien et sombre en attendant le prochain indice.

°°°

Girmarch est un type qui sait se reprendre rapidement. Il aime le laisser-aller pour mieux se refaire. Il aime la reprise, l'effort sur soi. La tronche enfarinée du matin s'escamote derrière un rictus positiviste. Le capitaine se met à la verticale militaire, au garde à vous des principes. Les fonds de verre en étiage depuis que cette sale affaire s'est posée sur ses épaules trapues, il n'y en aura plus un seul godet avant le bouquet final. A quoi bon l'ivresse quand l'alcool est moins fort que la trouille, car de la trouille, il en a dans les veines, jusque dans sa vésicule biliaire. Une séditieuse coincée entre la peur de ne pas être à la hauteur et la panique d'être pourri, suffisamment pourri pour sauver sa peau au prix du déshonneur de sa famille hautement militarisée. Il est le raté du clan, le sait puisque qu'on le lui répète à chaque repas de la maisonnée. Son coupé crachouille léger, direction la gendarmerie de Crozon.

Le bureau gris vert pomme des années 70 est de plus en plus insupportable à badigeonner du regard. Girmarch n'a rien à dire au téléphone :
— Bonjour madame le procureur.
— Bonjour capitaine, au ton de votre voix, rien de bon à entendre aujourd'hui.
— Non madame, j'ai enquêté comme vous me l'aviez recommandé auprès des professionnels pouvant avoir l'utilité d'un engin chenillé. A partir des fragments métalliques trouvés dans les chevelures des frère et sœur, comme il fallait s'y attendre, et de ceux prélevés sur les appareils découverts, il n'y a aucune correspondance jusqu'ici. Nous n'avons aucune présence humaine étrangère sur le territoire qui se soit manifestée après votre conférence de presse. Je reconnais mon incapacité à vous fournir la moindre piste.
— Nous devons considérer que nous n'avons pas un engin de chantier à trouver mais peut-être un élément de chenille seulement.
— Evidemment moins encombrant et donc beaucoup plus discret à utiliser. Vous pensez à un maillon qui servirait de presse comme un moule à gaufre. Désolé pour l'image mais en effet, cela expliquerait bien des choses. Ces suppositions donnent du réalisme seulement trouver un maillon de chenille..., monsieur tout le monde a pu en récupérer au moins un… Je vais voir avec mes gars. Là on entre dans le commérage du qui a vu qui avec un maillon. La tension va monter chez les citoyens. Je ne peux pas vous garantir le calme plat ces prochains jours madame le procureur.
— De toutes les manières capitaine, nous sommes acculés. Il faut avancer avec rien ou presque, nous allons certainement nourrir des rumeurs, bon courage capitaine.
— Merci madame le procureur, à bientôt…
— Au plus tôt... Je vais devoir ouvrir une information judiciaire par la saisine d'un juge d'instruction.
— Mes respects madame le procureur.

°°°

Nouveau lendemain chagrin. 15 heures 17 minutes pour échapper aux pérégrinations d'une enquête qui s'envase, Girmarch avait roulé carrosse sur la côte de Roscanvel5 jusqu'à ce qu'une envie pressante le presse de se garer. Planté en bord de falaise, il se soulage à l'arrosage des silènes en cours de développement. Un chiffon gonflé d'on ne sait quoi sur la rive de la crique du C'himpiroù6 saccage la dernière goutte. L'objet flotte mal, Girmarch s'étrangle en version cadavérique. L'accès à la grève est malcommode et retarde l'enquêteur. Les pieds, dans la mer nécessairement froide, grelottent. Girmarch est pulvérisé, un guignol sans humour pourrait lui ressembler.

Revenu à sa voiture téléphonique, Girmarch a une pointe de vieillesse dans une mèche bien moins blondinette tout à coup :
— Madame le procureur, cette fois je suis abattu, je viens de trouver le cadavre d'un nourrisson dans les mêmes conditions que précédemment. J'en suis malade, je suis écœuré. Nouveauté sordide, nous avons un message, enfin un message, plutôt dire un indice pour orienter les enquêteurs. Sous un lainage de pure laine rose, un patin de caoutchouc.
— Un patin de caoutchouc ? Je ne comprends pas.
A l'audition, la procureure n'est pas dans un jour faste, Girmarch précise sans entrain :
— Un patin de half-track. Un morceau de bande de gomme de véhicule auto-chenille que l'armée utilisait par le passé. Un de mes gars a conduit ce genre de véhicule par le passé.
— Je croyais que l'armée était éloignée de toutes ces horreurs…
— Un blindé américain de la seconde guerre mondiale qui a été livré à plusieurs armées et de plus, il y a des collectionneurs, il faut aussi compter les associations de commémoration, les musées officiels et officieux. Il est possible que le message soit destiné à incriminer l'armée. Je suis désolé de ne pas être plus affûté, j'ai ma dose. Un tel cynisme affiché, je ne vois qu'une exaspération folle pour parvenir à une telle démonstration.
— Même famille, vous pensez ?
La dame judiciaire est nettement morose, la ligne téléphonique s'en ressent. Girmarch relance tant bien que mal avec un souffle au cœur :
— Je ne saurais vous le dire, j'aurais les conclusions du légiste demain soir. Je vais prendre contact avec l'armée officiellement si vous me le permettez. Je m'attends à un verrouillage complet.
— Ne pas le faire serait une erreur professionnelle, d'ailleurs je viens dès ce soir à Crozon7. J'entame la démarche immédiatement. En attendant, voyez du côté de ce patin de blindé, peut-être est-il possible de le dater, peut-être appartient-il à une série particulière. Je suppose que vous n'avez rien sur les identités des victimes, vous me l'auriez dit.
— En effet madame le procureur. Nous poursuivons les recherches parmi la population qui n'a rien vu, rien entendu. Je me demande si ce ne sont pas les coupables qui mènent la danse désormais.
— Pourquoi dites-vous les coupables ?
— Je n'ai rien pour étayer ce que j'avance mais voilà une famille, probablement, que l'on décime. En attendant l'exécution mécanique, il faut les nourrir, les loger, il faut agir sur le lieu du crime puis transporter le corps. Une seule personne gérant tout cela sans commettre la moindre imprudence, sur la route côtière où il n'y a pas grand monde, je doute. Comment garer un véhicule ? Il n'y a pas de stationnement caché. Tout est à la vue de tous. Chacun connaît les habitudes de ses rares voisins. Je vais augmenter la fréquence des rondes par nos voitures, on se sait jamais, une observation de détail pourrait nous aider.
— Faites donc cela. Je viens sur place, mes autres dossiers attendront. Il doit y avoir beaucoup de rancoeur, comme vous le dites, dans de tels homicides d'enfants innocents. Ce doit être les parents, ou un parent que l'on vise et à qui l'on fait payer lourdement un préjudice. Je vais demander à ce que l'on me transmette les dossiers nationaux relatifs à des morts d'enfants impliquant des véhicules, des véhicules militaires tout particulièrement.

°°°

La procureure de la république vient de passer une nuit sans ronfler dans une pension de famille camaretoise ouverte pour l'occasion. La patronne, veuve comme un colibri joyeux, avait des choses à se faire pardonner devant la force publique et n'avait pu refuser la réquisition. La dame des dossiers indigestes prend le petit déjeuner en présence du capitaine Girmarch qui tripote sa tasse de café en se demandant si le ciel n'allait pas lui tomber sur la tête. La justice et la police assises face à une mer baie-vitrée calme comme l'Olympe. La justice était blonde avec des joues émaciées et de longs traits en coups d'épée. La cinquantaine avait travaillé rudement, il faut dire que faire les poubelles de l'humanité ne lisse pas la peau. L'œil à poche d'un bleu maritime était fatigué de cligner. L'oreille droite en grand cartilage entendait moins que sa taille ne le laissait à prévoir. La justice se déclare prête :
— Si vous le voulez bien, allons à la grève directement.
— Comme vous voudrez madame.
La police se fait tirer par les pieds avec un dossier sous le bras plus mince qu'une semelle. Dans le véhicule de service chargé de poussières et de désarroi, l'ambiance est maussade. Le capitaine a le nourrisson sur l'estomac et de la persécution dans le formol. La magistrate rêve d'un monde meilleur avec pour éclaircie des affaires simples faites de pommes et de poires volées comme son grand-père magistrat lui avait raconté. Ce n'est pas loin, le port du C'himpiroù est une crique calcaire sous le fort en ruines de la Fraternité au Nord, un four à chaux délabré est sur place, une usine électrique pour sa casemate à projecteur est en faction, au Sud, sur l'îlot du Diable… Le diable et la fraternité voisinant. La police et la justice unie sur des galets de marée basse. Girmarch commente et se fait du bien en se récitant :
— L'enfant était là. L'îlot est celui du démon selon les croyances locales. Rien de très précis, une appellation qui n'a pas laissé de légende. Je vous propose de monter par le chemin vers le fort pour une vision d'ensemble, je ne sais pas si c'est encore un terrain militaire. Votre présence donne de la solennité en cas de mauvaise humeur de l'armée.
La montée est brusque, la justice s'essouffle et la police en profite pour voir s'éloigner la scène de crime. Voici un porche, un barbelé, une ronce, l'accueil est rustique. La justice se demande ce qu'elle fait là et la police s'agite car à trente mètres, une carcasse de blindé attend son interrogatoire.
— Regardez madame le procureur, des restes de chenilles de blindé. Nous y sommes.
— Capitaine, on nous épie, ne vous retournez pas. Une jeune femme noire, très grande très mince, habillée de manière soignée. Elle nous surveille, je dirais même qu'elle fait savoir qu'elle existe. Elle s'en retourne lentement. Suivons-la.

Le capitaine partage l'intention. L'inconnue marche sans se presser sur une allée large d'herbe rase, l'ancien chemin pavé de la batterie de côte de la Fraternité est impeccable malgré son âge.
— Carrément une invitation.
— En effet capitaine, elle nous entraîne derrière elle. Enfin un visage à appréhender.
— Je ne suis pas sûr madame que nous allons y gagner.
— Probable que non. Il y a une limousine là bas.
— Deux gardes du corps, non ?
— Regardez capitaine, la plaque minéralogique est un CD.

Rien que des noirs diplomatiques. La dame africaine s'appuie sur le coffre de la voiture noire allemande. Elle attend et fait signe aux guerriers cravatés de s'écarter. Visiblement, on ne discute pas avec elle, elle en impose.
— Bonjour Madame le procureur, monsieur l'officier de gendarmerie  !
Elle dit cela avec une condescendance amusée juste irritante, elle est dans la mesure de sa distance.
La justice se précipite dans la question formatée.
— Qui êtes-vous Madame ?
La dame noire, cherche dans sa poche, le capitaine pâle pose sa main sur la crosse de pistolet de service…
— Capitaine, ce n'est pas l'heure des fusillades, je préfère les écrasements nocturnes.
Un aveu direct, sans sourciller, en toute monstruosité, pas un cil ne s'est senti indécent.
— Je vous tends mon passeport diplomatique à l'envers. Si l'un de vous s'en saisit et lit le pays d'origine et mon identité de surcroît, vos carrières respectives s'arrêteront prochainement et s'il vous prenait l'envie de manifester la moindre requête à vos autorités, vous seriez désavoués et pourriez être accidentés dans les mois qui suivent…
— Comment osez-vous, madame, faire entrave à la justice ?
La procureure est sur ses ergots des grands jours.
Le capitaine a saisi la prévenance :
— Madame le procureur, je crois que madame nous protège.
— En effet…
— A quoi cela rime t-il ?
La justice est lente à la détente, le capitaine tire mieux son épingle du jeu :
— Madame souhaite nous décrire les circonstances navrantes qui l'ont menée ici, n'est-ce-pas ?
— Tout à fait. Les trois cadavres sont les enfants d'un haut conseiller d'état français qui en 1993 et 1994, accompagnait un dignitaire de mon pays dans toutes ses mondanités et cérémonies sacrificielles festives. La France avait misé sur lui pour sa prise de pouvoir. Satisfait de cet adoubement, il voulut savoir jusqu'où la France était prête à le suivre de sorte qu'il organisa des séances criminelles pour écraser des dizaines de tête d'enfants du peuple avec des blindés coloniaux antiques de son armée de mercenaires. 136 enfants noirs écrasés sous le regard envoûté d'un conseiller blanc aux ordres. Estrade, drapeaux nationaux, le mien, le vôtre, fanfare et marseillaises, pendant que des militaires blancs et noirs se régalèrent du spectacle…

L'Africaine s'est approchée de la Justice pour voir si elle est réellement aveugle, celle-ci incapable de réagir, sans doute est-elle muette… La police secouée, relativise n'importe quoi, n'importe comment…
— Autrement dit madame, notre pays ne reconnaîtra jamais ce crime contre l'humanité, niant même les faits. Et vous, bénéficiant d'une immunité diplomatique, qui en d'autres circonstances ne saurait protéger le crime, dans le cas présent, ne pourrait vous être enlevée compte tenu de la responsabilité française selon vos dires…
— Amusant cette façon d'achever l'évidence. Le blanc relativise toujours sa noirceur en toute circonstance…
— Y-aura-t-il d'autres crimes madame ?
Girmarch joue sur bande et persifle, il cherche à déstabiliser.
— Je détiens les parents. L'épouse est hystérique, prête à tuer son mari qui hurle son innocence.
Le capitaine bascule dans la complicité radicale avec un malin plaisir, juste pour se fourvoyer sans se corrompre :
— Qu'attendez-vous de nous ? Comme vous l'avez dit, nous ne sommes rien et si vous vous adressez à nous, c'est que vous espérez un juste retour…
L'Africaine est charmeuse et y va au soufre :
— Je voulais vous informer que votre frère, superbe commandant de l'armée française, colonialiste impénitent, était dans les tribunes officielles, sourire béat. Je n'ai jamais pu définir s'il avait du dégoût ou s'il appréciait la mise en scène… Je suis venue vous demander votre avis afin de savoir si je devais, comment dit-on dans les services français  : “le liquider” ou le laisser vivre ? Il a deux enfants prêts à mourir mais il est marié à une Africaine, ils sont donc métisses, seulement mi-victimes potentielles… Que me préconisez-vous ? Une exécution, une clémence, j'ai besoin d'être guidée… Je vous laisse réfléchir Capitaine Girmarch. Rassurez-vous, je ne disparais pas, je vous laisse juge. On me dit que vous nourrissez une certaine antipathie envers votre aîné, nul ne saurait vous accuser de favoritisme... Nous nous reverrons très bientôt. Madame, monsieur.

La jeune dame noire bredouille des mots clinquant d'une langue tropicale, on se précipite à lui ouvrir la portière, le corbillard germanique roule.

Girmarch encaisse de biais, dans les côtes, là où la pompe palpite. Il est fragile côté fraternel. Le frérot, héros de la famille, après l'avoir longtemps adulé, il le gerbait sans très bien savoir pourquoi…

Le capitaine n'est pas dégoûté tout compte fait ; selon lui, cette femme aux antipodes des rondes décolorées qu'il affectionne, a du chien, du mordant, il est épaté. A cette femme noire aussi ébène de peau, aussi transparente d'état d'âme, il lui accorde 136 circonstances atténuantes. Les enfants blancs écrabouillés pèsent moins dans la balance. Le ressentiment envers son frère est nettement plus pesant, de là à passer à l'expéditif, Girmarch ne l'envisage sincèrement pas même si l'idée ne lui fut pas désagréable un laps de temps coupable. Son aversion avait été séduite par surprise, il l'excuse d'emblée.

Madame la procureure est ivoire comme son foulard très chic acheté en solde par un ami très cher et bien placé dans les couches judiciaires. Elle réclame, de tout son stress, un additif qui lui indiquerait la conduite à tenir. La justice et la police redescendent de l'abbaye de Monte-à-Regret8 laissant le fort de la Fraternité à son oubli exigé. La fraternité est vulgaire au sommet de la haine.

Le capitaine Girmarch n'est pas dans la soie, pas plus qu'il n'est dans son assiette. Le bébé bousillé plus traumatisant que les deux autres gamins, puis l'envie de faire un carnage dans le rang des criminels, la rencontre avec une procureure engoncée comme une justice mal dans sa peau, les reptiles sont plus calorifiques, et, pour couronner le tout, une délicate créature noire sanguinaire qui se venge avec autant de raisons de se venger que de faire un génocide intersidéral. Coup de vieux, coup de blues du gendarme prêt à sortir de ses gonds. Une véritable mouscaille familiale comme la cerise sur la poisse. Sauver des neveux à peine vus, le geste est honorable, malgré tout une vengeance est un vent tournant et si l'Africaine a fait le voyage, elle n'est pas venue pique-niquer sur la côte bretonne, elle veut du sang du cervelet et de l'osselet dans la fétuque. Elle n'est pas à un pâlichon près. Girmarch frissonne. Acidité d'estomac, il se passe la main droite sous le menton un peu poilu, il va laisser pousser, voilà qui est bien décidé. Devant une immunité ombrageuse, il sent bien qu'il n'est pas de taille avec son 1,79m sur talon de service.

°°°

Nouvelle matinée coton. Le capitaine s'attend à subir du noir en bas de son immeuble à deux étages. A peine sur le trottoir, une voiture prune est parfaitement visible, mauvais présage, et des peaux brunes dedans. Le passager n'est pas inamical, il a un index sur la lèvre inférieure et se contrefout du vent marin. Girmarch a rendez-vous avec la procureure à sa pension de famille. Il y va avec tous les encombrements en étalage pour être de mauvaise humeur. Il atterrit dans le salon de la Justice. La magistrate impolie y est apeurée :
— Que faisons-nous ?
— Rien madame ? Absolument rien. Je suis suivi et ce n'est pas pour me tenir compagnie.
Girmarch goûte sa splendide déconfiture. Il s'était juré d'être héroïque, un jour de tempête, aujourd'hui il s'en abstiendra. Il rêvait d'être le fils fantastique. Il était l'objet de toutes les critiques sourdes à son malaise natal.
— Rien ? Et votre famille ?
La Justice se tortille. La gendarmerie ne se laisse pas impressionner. La couardise sait philosopher pour sa survie :
— L'immunité est la plus forte. L'impunité la protège. Qui sait si ce n'est pas l'inverse tant elles s'entendent à merveille. Croyez-vous qu'en arrêtant cette femme nous allons sauver quoique ce soit ? Il y aura d'autres vengeurs plus en colère.
— Honteux !
— J'ajouterais : minable, abject, navrant, et j'en passe des vertes et des pas mûres. Avec tout le respect que je vous dois, croyez-vous, vous-même, être en mesure d'arrêter le massacre sans y passer. Des salauds ont décidé de s'amuser, je leur laisse la partie. 136 à 3, avouez que le score équitable n'y est pas.
— Il faudra bien une conclusion à cette tragédie.
— Madame, ôtez-vous l'idée que vous serez la rédactrice de cette conclusion, vous et moi sommes des dérivatifs.
La procureure s'est rapetissée dans le canapé, elle serait prête à pleurer sur sa désolation.
— Je vous laisse Madame, je suppose que dame vengeresse va se manifester très bientôt. En ce qui me concerne, je ne bouge pas d'un orteil et je le lui dirai dès que j'en aurai l'occasion.

Girmarch à bord de son coupé sport, se pose le postérieur derrière le volant trois branches et se rappelle qu'il doit résoudre un problème de stationnement dangereux sur le Sillon9 de Camaret. Panoramique, pas de voiture reine-claude dans le décor, bizarre. Il déroule les vitesses jusqu'à la troisième, un chat black traverse la route. Il est convaincu qu'il n'en a plus pour longtemps. Au pied du Sillon, ce long passage du port, il y a des véhicules dans tous les sens, des gars du pays se la pètent « On fait ce qu'on veut, on est chez nous », un parking serait le bienvenu, il faudrait en parler au maire rivé sur la dépense communale. Girmarch ne sort pas de sa sportive bleu nuit et regarde le mur parapet de la plage du Corréjou10, derrière, il y a la mer. Un bon coup de mur pour ne plus avoir le cerveau en ratatrouille, une sortie de route possible. On cogne à la vitre de sa portière, il tourne la manivelle, une voix de femme exotique lui chatouille le tympan gauche :
— A cinq mètres, au pire vous vous cognez les genoux...
— Vous lisez dans les pensées aussi ?
— Oui, chez nous, quand on voit un blanc déprimé, on lui voit sa mort. Vous venez... Ce n'est pas votre heure, je vous invite à prendre un café... Je suis impatiente de connaître votre verdict : la vie ou la mort de votre famille...

Girmarch s'extrait de son fauteuil conducteur, il  pèse une tonne d'angoisse. Un troquet du quartier du Styvel11 est ouvert. Trois pékins, un ostrogoth et la patronne qui voit le couple dans ses lunettes épaisses. L'Africaine s'est assise légère comme une plume. La chaise de Girmarch a crissé. Les cafés bouillis sont arrivés sur le formica année  77, évitons de dater le siècle, l'état est douteux. Cette diplomate joue avec la douceur et le définitif et cherche le regard de sa victime. Girmarch accepte cette recherche, il en a besoin pour aspirer un peu de chaleur. La chaleur dans le crime, le paradoxe le saisit néanmoins. Il se sait malsain, surtout profondément perturbé. L'auditrice avec ses très grands yeux ronds recouverts de souffrances le secoue comme une brise imprévisible. Tout est long chez elle, tout est mince et dangereux, Girmarch l'affirme, bien qu'il fasse trois fois la carrure de la jeune-femme. Le duo infernal se regarde encore une fois, il serait impoli de se taire :
— Je ne ferai rien. Vous avez les cartes en main…
— Les cartes ? 
Elle n'a pas compris l'image purement franchouillarde.
— Je veux dire que vous avez tous les pouvoirs. Ce que vous espériez, non ?
Elle acquiesce sans pour autant pérorer. Etrange. Girmarch s'attendait à du dédain servi à la louche.
— Vous ne semblez pas vous satisfaire de votre domination ?
— Croyez-vous que je domine quoique ce soit capitaine ?
— La situation récente assurément, maintenant les tenants et les aboutissants, je les laisse à votre appréciation. Je me demande comment vous allez vous en sortir car dans votre pays ou en France, vous allez tôt ou tard déranger et l'on voudra vous supprimer. Fille de président, opposante vindicative, études en France... J'ai contrôlé votre identité discrètement... Vous êtes en terrain miné.
— Vous vous préoccupez de mon avenir et pas celui de votre frère, ni celui de son foyer. Votre mansuétude vient-elle du fait que je sois une femme ?
— En partie. J'avoue être dépassé. Mon droit, si je puis dire, qui dort, le vôtre qui trucide à tout va. Ce qui me dérange ? Tous ces gamins exterminés, ceux de chez-vous, ceux d'ici, morts pour rien. Leur histoire ne raconte rien à personne. Moi je vais étouffer l'affaire du mieux que je vais pouvoir, vous allez partir un jour ou l'autre, votre action n'aura pas atteint les coupables qui se cachent dans une immunité plus élevée que la vôtre. Je m'aperçois qu'il y a des grades dans l'impunité.
— Que préconisez-vous ?
Elle marque une impatience, elle a soif de vengeance, il a faim d'un répit qui rassasie sa hantise :
– Je crois que les trois assassinats donnent suffisamment de poids à votre détermination et que la peur prendra qui comprendra que ses propres enfants sont en danger et pour les plus cyniques, que leur réputation risque de vaciller. Je suppose que vous connaissez les coordonnées de mon frère… Contactez-le discrètement. Connaissez-vous l'identité de ses supérieurs de l'époque ?
— Certains venaient jouer les coloniaux en uniforme de gala dans les salons du palais présidentiel…
— Profitez-en pour les joindre aussi. Qu'il y ait de la panique dans tout cela, vous verrez bien ce qu'il en ressortira et si jamais vous n'obteniez pas ce que vous voulez, vous reprendriez votre massacre.
— Vous êtes sûr d'être des forces de l'ordre ?
Elle est en étonnement farouche, il bafouille avec un trouillomètre au bord du stress fatal :
— Oui, en mode adaptation à une situation critique.
Le couple sourit, elle réfléchit, boit son café :
— D'accord, je fais une pause mais n'imaginez pas que je vais me détendre...
— L'air marin madame, vous verrez, l'air marin repose et dilate la colère…
— Vous voulez m'endormir ? Je suis insomniaque. Vous risquez d'être exposé à des retombées, on va vous poser des questions, qu'allez-vous dire ?
— Deux choses : tout d'abord l'enquête sur le triple meurtre n'avance pas faute d'indice, ensuite que la femme noire avec qui j'ai pris un café sur le port est une étrangère que j'ai tenté de séduire par mes charmes bretons. Ma réputation de séducteur invétéré va me servir grandement cette fois. Les Bretons deviennent vite niais en cas de force majeure. De plus, face aux tempêtes, nous sommes fatalistes. Si mon heure devait venir, elle viendra quoique je fasse ou ne fasse pas.
— Vous laissez souvent les criminels dans la nature, vos prisons sont-elles si pleines ?
— Reconnaissez que si vous parveniez au moins à en coincer un seul, un donneur d'ordre, votre vendetta aurait plus de saveur. Seule, vous ne ferez pas tomber l'échafaudage. Votre vie, si elle dure, ne suffira peut-être pas à faire connaître ce crime contre l'humanité, d'autres prendront le relais, rouvriront le dossier, celui des traces de vos méfaits. Qui sait si vous n'avez pas un droit au crime s'il est utile à la vérité. Les puristes diront que si chacun organise sa justice par lui-même, la fin de l'humanité est proche pourtant quand l'humanité est inhumaine, ces mêmes éclairés sont bien moins lumineux dans leur phrasé.

La jeune-femme se relâche, elle devient charnelle, égarée à son tour. Son visage rond l'est moins, ses yeux sont moins billes, elle grandit bien qu'assise. Girmarch s'est mis à croire ce qu'il découvrait de lui, il ne s'est pas déplu. Une véritable nouveauté. Il pourrait s'applaudir à se rompre la satisfaction. Trois minutes de silence écoulées en hommage  à la paix des âmes, puis :
— Cet entretien n'a pas eu la tournure que j'escomptais. Capitaine vous êtes un redoutable ennemi.
— Vous êtes une adversaire bien aimable.
— Que préconisez-vous pour les parents des enfants morts ?
— Prenez-en soin, veillez à les maintenir dans leur jus, ils ont besoin de mariner, ils auront des choses à dire tôt ou tard. Dès que vous aurez l'organigramme d'Etat, vous les relâcherez et les ferez surveiller, ils vont devenir dérangeant… Plus vous mettrez du désordre dans les rangs français plus votre histoire sera crédible et donc crue.
— Vous plaidez ?
— Non je réfléchis à voix haute.
— La gendarmerie qui oriente les hors la loi, une surprise de plus.
— Question surprise, vous ne manquez pas de surprendre. Confier ses intérêts délictueux à un gendarne mal-embouché, ce n'est pas banal non plus.
— Sans doute.
Par la vitrine, elle relève à vue les cotes, regarde au loin les falaises, cette solitude se retranche dans un silence, en défense canonnière. Girmarch surveille et saisit le boulet inaudible qui le décoiffe, il va y avoir de la terreur, il en est persuadé, il est tout aussi persuadé qu'il fera le mort, la mort administrative lui va si bien, autorisant ainsi la justice de cette femme à prospérer en dehors des règles. Une insondable tension les lie, ce n'est pas de l'amour, ce n'est pas de l'aversion, ça flotte et ne coule pas, c'est robuste et fragile à la fois. Ça ne se voit pas mais ça se perçoit. Les consommateurs se séparent dans une relative tiédeur, le climat est tempéré pour deux antagonistes en quête de tempérance.

Girmarch a zigouillé le reste de sa journée avec des papiers flous et des pensées vagues, inexpressives même, jusqu'à rentrer chez lui en notant l'absence de ses gardes chiourmes africains. Il déplore sa libération conditionnelle, il est déjà nostalgique d'un contexte surréaliste. Girmarch avait aimé, vraiment, être aux mains d'une femme qui le domine des pieds à la tête, une non-blonde absolue, il est ému d'y songer encore et encore. Le téléphone du domicile résonne.
— Allo, je viens de recevoir un appel téléphonique anonyme  et...
— Bonsoir frérot.
Girmarch ricanerait sur lui s'il ne savait d'où cela venait.
— Ouais, bonsoir. Je te disais que j'avais reçu un appel menaçant qui m'annonce que mes enfants sont en danger de mort comme de par chez toi. Tu es bien sur une affaire de triple crime d'enfants, non ?
— Moi ça va...
— Oui bon ça suffit de jouer, je te pose une question, c'est  grave.
— En effet, mon frère m'interroge sur une affaire d'une section de recherche de gendarmerie, l'insigne honneur me touche mais mon frère doit savoir que je ne puis rien dire… Tes enfants sont menacés parce que l'on te reproche possiblement des faits injustifiables. Je ne les vois pas coupables d'un vol de billes entraînant la mort. Quant à ton épouse, ma charmante belle-sœur, peut éventuellement avoir grillé un feu rouge, et encore, il devait être à l'orange pas mûr, donc il ne reste plus que toi. Qu'as-tu fais de ton talent de gradé ?
— Tu m'interroges ?
— Je rumine des supputations.
— Je n'ai rien fait...
— Inutile de me servir ta probité militaire au dîner, mon cassoulet en boîte ne le digérerait pas. Le héros que tu es, décoré comme un sapin de Noël a pataugé dans la fange, aux ordres peut-être, ce qui reste à déterminer, n'empêche que le camp adverse te demande des comptes, me trompais-je ?
— Tu ne peux pas comprendre.
— Bien sûr, moi avec mes délits de femmes battues, d'homicides conjugaux, d'arnaques à l'assurance, je n'ai pas le confidentiel défense à portée de lâcheté… Je me sens tout petit et franchement j'apprécie ma taille. A ta place, j'envisagerais de disparaître de la surface de la Terre. J'expliquerais à nos parents qu'une mission…
— Arrête… Tu sais des choses, tu en jouis enfoiré…
— Oui et non, je suis un peine à jouir, j'aurais préféré te voir aplati en d'autres circonstances sans que quiconque soit sous le coup d'une justice sanglante.
— Tu sais tout...
— Tout, c'est beaucoup dire...
Bip bip bip, le téléphone couine… Girmarch a le sarcasme pâteux. Même en se brossant les dents, il pue le fiel par tant d'années de mépris de son frère aîné alors si une justice dégueulasse lui rendait un peu de respect, il serait preneur même avec le dégoût pour saveur extrême. Nouvelle  sonnerie, voici la belle-sœur en cure d'affolement :
— Qu'est-ce-qui se passe ? Ton frère est décomposé, il ne veut rien me dire.
— Ecoute-moi bien Takia, tu fais tes valises, tu prends tes enfants sous le bras et tu disparais à l'étranger si possible sans laisser de traces. Tu n'écris pas, tu ne téléphones pas. Tes enfants sont en danger, ce n'est pas qu'une vue de l'esprit, sauve toi vite…
— Mais enfin, je ne peux pas, mon boulot, et la famille, les  amis…
— Tu arrêtes, tu n'es plus au paradis, tu es aux portes de l'enfer, on va te tomber dessus, je te le promets, je n'exagère pas et ce n'est pas mon animosité pour ton mari qui te le dit. Tu as lu les journaux, tu as regardé les infos, les gosses à la tête écrasées…
— Oui, mais...
— Les tiens sont possiblement les prochains. Je ne t'ai rien dit, je nierai toute conversation avec toi et dit à ton mari que s'il veut avoir une chance de passer au travers qu'il me fasse parvenir anonymement la liste de ses supérieurs à sa période africaine, qu'il n'oublie personne. S'il joue au plus fin, il est foutu de chez foutu.
— Tu vas le sauver, dis-moi ?
— Ce n'est pas moi qui décide Takia, je ne suis qu'un jouet qui risque sa peau si je ne distrais pas comme il faut…
— Pardon d'avoir douté, je vais faire ce que tu dis, je m'en vais. Merci, je n'oublierai pas. Tu expliqueras à tout le monde…
— Je te le promets, fous le camp, je t'embrasse.
— Je t'embrasse aussi.

°°°

On se plaint de la lenteur du courrier postal, dans le fond, dans les cas les plus impérieux, le timbre et l'enveloppe épaisse font leur boulot impeccablement. Girmarch acoste à son domicile après une journée viciée et trouve dans sa boîte aux lettres un courrier dont l'adresse est dactylographiée. Il ouvre, rien que de la bidasserie étoilée, de quoi officier toute une armée colonisatrice. Des noms, des titres, des profils de mission… Il pleut des aveux, il mouille des regrets fraternels… on s'inonde de repentis expiatoires. Quand un héros se casse la gueule dans sa boue, il a tendance à vouloir éclabousser au delà de son rayonnement personnel. Girmarch prélève l'enveloppe qu'il met de côté, il fait pareillement avec la lettre de déconfiture de son frère et pour le reste, treize belles pages nominatives dont il souhaite au plus vite se débarrasser. Machinalement, il s'approche de la fenêtre de son salon et regarde la voiture de ses gardiens revenus à point nommé. Il descend l'escalier de l'immeuble, il traverse la rue aussi large qu'un costume étriqué, les baraques africaines n'apprécient pas. Girmarch obtient qu'une vitre soit baissée :
— Bonsoir messieurs. Dites à Madame que je dois la voir au plus vite seule à seule, c'est très urgent. Elle ne risque rien mais qu'elle fasse vite. Ce sera mieux pour tout le monde.
L'un des gars soupçonne un traquenard, le second est plus réservé.
— Bonsoir monsieur Girmarch, vous comprendrez que si jamais il lui arrivait...
— Je serai écrabouillé dans la journée...
— Nous nous comprenons...
— N'ayez crainte… C'est important pour elle…
Un cri du cœur meurtri qui ne passe pas inaperçu… La voiture trop grande pour une presqu'île habituée à la voiture moyenne a sucé du carburant brutalement.
40 minutes plus tard. L'Africaine est violette et son parfum aussi. Une délicatesse filiforme avec un long foulard un peu moins violet, un rose de Pulmonaire sans doute. Plus qu'endimanchée, elle se présente à la porte de l'appartement privé de Girmarch en pleine soirée sourde. Personne n'avait entendu la ravissante, pas même Girmarch en immersion dans ses souvenirs sur son canapé franchement déprimé et un peu violet aussi. Il ouvre la porte et se libère d'une profonde expiration. Elle est dense comme une fève de cacao torréfiée :
— Bonsoir capitaine.
— Bonsoir madame, entrez vite. Merci d'être venue… J'ai un document à vous remettre. Pardon, asseyez-vous… Vous voulez boire quelque chose, j'ai du thé, je crois qu'il est bon…
— Oui, merci.
— L'enveloppe sur la table basse, elle est pour vous. J'ignore si le contenu reflète la vérité, j'ignore si les informations sont piégeuses. Un début de preuve de l'implication de l'Etat français dans le meilleur des cas.
Girmarch serre les fesses en lançant un dédouanement fort et clair. Un premier serrage devant une femme, il ne trouve pas l'effet insupportable. Elle lit avec force et une pointe de fébrilité très bien maquillée. Il la regarde et ne peut s'empêcher de s'en émouvoir. Elle tue comme elle respire, elle préserve une grandeur manifeste, il n'a tué qu'un poulet dans sa vie et appartient à la basse-cour depuis. Elle s'étonne :
— Vous me donnez la liste des condamnés, vous en êtes conscient. Je suppose que je dois épargner votre frère pour le prix.
— Non…
Le couperet est massif. Il reprend, il veut absolument détailler :
— Non madame, je ne demande rien. J'ai transgressé ma promesse de ne rien faire. Mon frère m'a appelé complètement à cran, je n'ai rien dit à votre propos. Puis j'ai eu ma belle-sœur, je lui ai demandé de déguerpir avec mes neveux. Je sais que mon frère est coupable, il a participé au massacre j'espère à contre-cœur. Même si je n'ai pas de sympathie pour lui, tout en belle façade qu'il est, il ne m'appartient pas de le menacer, ni de le sauver. Je vous laisse juge, je vous l'ai déjà dit. Je ne sais pas quoi dire, tout ceci est le fait d'une société sans règles, sans limites, rien que des ballottements, des pulsions, des convictions, des intentions en toute déraison. Je ne sais pas si vous allez vous en sortir ne serait-ce que vivante, vivante en oxygène, vivante en sensibilité. Une folie pure que votre démarche…
Il lui sert le thé, une reine ne fut pas mieux servie. Elle se gorge, elle culmine, son abomination fait s'incliner un blanc de service ; elle s'assombrit, elle renifle un parfum de comédie insalubre, elle aurait préféré un moment de détente. Il aurait aimé s'étendre sans entreprendre. Ils n'ont rien à se dire. Dommage. Chacun le regrette à sa manière, en toute introversion. La porte d'entrée s'ouvre, elle s'en va, les documents sont roulés dans sa poche. Le couloir amène l'escalier, elle se retourne à peine, il la suit, pas plus que cela. Girmarch craque et se convainc qu'il vit dans un monde, le pire qui soit, celui des contradictions insoutenables.

°°°

Un autre jour sans âme, dans sa boîte aux lettres, une enveloppe de ville. Elle baille, un carton d'invitation. Une invitation à mettre un terme à une enquête, il n'y aura plus de troubles dans le canton, la mer sera exempte de cadavres. Un merci pour signature…

Girmarch retrouve son milieu professionnel avec désœuvrement à quoi bon courir après le voleur de mobylette, la mobylette ne l'avait-elle pas cherché ? Girmarch arrache le combiné de son téléphone de bureau pour entrer en communication avec la justice française.
— Bonjour madame le procureur.
— Bonjour capitaine, où en sommes-nous ?
— Au bout du tunnel, pour peu que vous acceptiez d'enterrer le dossier. J'ai de bonnes raisons de croire qu'il n'y aura pas d'autres meurtres par chez nous.
— Qu'est-ce que c'est que cette mixture capitaine ?
— La simplicité même madame le procureur. Vous agitez le bocal, vous mourrez écrasée par le poids du dérangement ou vous envisagez de mourir de votre belle mort à terme échu en faisant taire vos scrupules. A vous de voir. De mon côté je vais rédiger un ultime rapport. Je ferai étalage de mon incompétence à trouver le moindre indice. Vous en disposerez et vous pourrez nommer un nouvel enquêteur doublé d'un juge d'instruction proche de la retraite qui s'empêtreront car les impliqués d'où qu'ils viennent vont faire du ménage. Un nettoyage qui doit être en cours il y a fort à parier.
— Comment cela peut-il arriver ?
— Le génie de l'impunité se nourrit de l'indifférence générale.
— Et votre famille, et les parents des victimes ?
— De quoi parlez-vous madame le procureur ? Nous avons trois jeunes victimes inconnues, que nous n'identifierons jamais, rien de plus… Un dernier détail à omettre aussitôt. Les patins de l'half-track sont bien les armes du crime selon l'expertise. La carcasse est à l'abandon depuis des années après avoir servi à des exercices de commandos de marine sur terrain militaire, tout ce qu'il y a de plus banal en définitive. Par contre en Afrique les crimes ont été perpétrés avec des véhicules dits VAB. Des blindés légers à pneumatiques. De plus, la diplomate africaine a des connexions avérées dans le pouvoir, les pouvoirs devrais-je dire. Donc silence et amnésie en ce qui me concerne quoiqu'il advienne.
— Bien, j'attends votre rapport que je mettrai au fond d'une armoire en espérant que des mulots en fassent un bon repas… Je ne m'attendais pas à être si médiocre face à l'adversité.
— Seule l'expérience vécue nous révèle. Bonne fin de journée  madame le procureur.
— Au revoir capitaine, je suppose que je dois vous remercier d'être intervenu en faveur d'une trêve ou du moins d'une délocalisation…
— Le travail de gendarme consiste à ce que la population dorme bien madame, au revoir…
Girmarch se retrouve au troisième sous-sol de sa vie, là où il n'y a pas de lumière. A quoi allait-il occuper sa loi désormais arbitraire.
Un sous-officier arrive à fond dans le bureau :
— Capitaine, on a coincé la black sur la route de Quélern12. Elle demande à vous voir, avec le CD on a pensé qu'il valait mieux vous prévenir.
Girmarch va la revoir, il est le plus heureux des hommes même si le bonheur va tenir trois secondes. Il a pris sa voiture perso et dépasse la vitesse de la précipitation autorisée. Trois virages, une véritable trinité, un bien-être. Elle est appuyée sur son allemande débonnaire.
— Bonjour capitaine, il semblerait que vos hommes ne souhaitent pas que je circule à mon aise.
— Reculez les gars, reprenez vos voitures et déguerpissez…
— Mais capitaine, cette femme est suspecte !?
— Il y aura suspicion quand je l'aurais décidé, vous êtes devant une diplomate libre de ses mouvements…

Les gars coincent question déontologie bien qu'ils n'en connaissent pas les pourtours et encore moins les alentours.

— Je suis content de vous revoir...
Le gendarme aurait apprécié d'ajouter un prénom, pas une familiarité comme à son habitude. Elle sourit avec une brillance dentaire :
— Ah, la, la, capitaine, vous êtes un cœur d'artichaut bien que je ne sache pas ce que …
— Vous n'en avez jamais mangé ?
— Mais non, et même jamais vu.
— Promettez-moi qu'un jour vous repasserez en Bretagne et acceptez mon invitation à dîner en compagnie d'artichauts ?
— Le naturel revient au galop monsieur le séducteur.
— Il n'y a rien de plus passionnant que le léger bruissement du futile.
— Je ne vous promets rien mais je ne dis pas non.
Elle entre en germanie automobile. Démarrage lent pour prendre le temps d'éterniser l'instant. Ils se séparent et le ressentent.

Là bas, dans la troupe, on s'étonne pour éviter de contester. Girmarch n'en tient pas compte et reprend son véhicule en donnant l'impression que tout est lisse et translucide telle une mer plane sous un soleil en paix avec lui-même.

A nouveau au bureau, le capitaine rédige enfin son rapport. Le document ne doit être ni trop court, ni trop long, ni trop détaillé, ni pas assez. Il faut rapetisser les conjectures du lecteur pour l'empêcher de croire à la moindre dissimulation. Il faut stopper net le dénigrement probable d'un dossier vide. Girmarch sait qu'il va au casse-pipe de sa carrière. Une autre carrière à prévoir ou un placard à occuper. Il choisit de facto le placard. Puisque désormais, il est incapable de défendre la moindre éthique sans se vautrer dans la dissimulation, mieux vaut être sur la touche là où il ne se passe rien, là où il pourra s'aigrir à volonté jusqu'à se pochetronner avec ses regrets. Il regrette d'avoir cru au monde bicolore. Il se sait capable de peinturlurer de la grisaille sur tout ce qu'il évoque. Il se disait droit, il est courbe et fourbe. Il reprend son souffle et achève le clavier par un point final. Il n'écrira plus rien, taira tout, enfouira encore plus la vérité jusqu'à ce que plus personne jamais ne puisse l'atteindre. Le rapport s'en va à qui de droit, son rédacteur s'en lave les mains avec du savon de Marseille.

°°°

Trois jours plus tard, Girmarch téléphone au secrétariat de la procureure. Il a la confirmation de la bonne réception et du mutisme qui s'ensuivit… Une première couche de poussières était donc tombée sur le rapport, la qualité de la première couche compte énormément, les couches suivantes accrochent mieux. Girmarch a une envie d'artichaut persistante.

Surprise. Le capitaine jaunâtre par un excès de bile est convoqué dans un couloir de son autorité. L'autorité dirige les carrières. Le capitaine entre dans un bureau en bois faussement brut. La moquette est kaki olive usagée, le cravaté est un bouledogue mesquin adipeux. Col qui gonfle les veines du cou, le directeur des consciences est hors de lui. Girmarch s'attend à la douche écossaise prévue et se dit qu'un placard est encore trop grand pour lui.

Un salut de pitaine envoyé aux couleurs des appréhensions.
— Asseyez-vous Girmarch, je viens de recevoir un ordre à votre sujet. Vous êtes promu commandant. De toute ma carrière, je n'ai jamais vu une telle ineptie. Un tocard nommé commandant. Vous ne me ferez pas croire que vos compétences vous permettent d'accéder aux avancements précoces… Vos derniers exploits à bousiller l'enquête sur les enfants… Hum ?
Le colonel s'attend à une réaction d'amour-propre du promu qui ne pense qu'à une déclaration symbolique : « Ta gueule connard », le verbiage étant modique il ne mérite pas la moindre élocution. Rien ne sortant, le haut gradé ne tient pas à perdre sa lancée braillarde :
— Remarquable ! Puisque la promotion ne suffit pas, on vous propose de choisir votre affectation. Tant qu'on y est ! Bientôt ma place d'ici un an ou deux… Ne faites pas le surpris, vous êtes le protégé d'une huile. Je n'aime pas qu'on me force la main. Je suis obligé de signer les recommandations… Bon alors Monsieur le commandant de mes deux souhaite enquêter, que dis-je, souhaite faire proliférer le crime en quelle contrée ?
— Là où je suis, mon colonel.
— Vous savez très bien que ce n'est pas possible, à chaque nomination on change d'affectation, alors…?
— Alors je confirme mon choix… Je suis persuadé que l'auteur de la farce y consentira.
— Foutez le camp Girmarch, je ne sais pas dans quoi vous trempez mais comptez sur moi pour vous casser.
— Mon colonel, je suis d'accord avec vous. Je ne mérite pas la moindre promotion et si promotion il y a, on peut raisonnablement admettre que ce n'est pas une anguille qui se cache sous la roche mais bien un sacré congre au vu de la teneur de l'affaire probablement considérée…
Le supérieur s'est dégonflé comme une baudruche. L'avertissement subliminal se traduisant par : qui voudrait casser du sous-fifre, pourrait être le souffre douleur d'un estimable chef de région lui-même aux ordres. La cassure vaut-elle la brisure, telle est la question ? Le colonel n'est pas si bravache qu'il en a l'air, il atteint vite l'acmé de sa défaillance. Mauvaise mine tout à coup.

Le commandant tout frais se demande d'où ça vient. Si la nomination est d'origine africaine, le cadeau est un présent de gratitude à prendre avec des pincettes mais à prendre tout de même. Si la nomination est purement ministérielle, cela veut dire que l'affaire du triple homicide est remontée très haut ; le danger vient toujours des siens. Girmarch fait le dos rond. Il sait que la pluie des emmerdes peut durer toute une vie professionnelle. Il va devoir composer, se compromettre dans les compromis compromettants. Une sauce infecte qu'il s'était juré de ne pas cuisiner. Son faciès de petit arrogant, s'amollit. Il se sent cuit, bientôt à point. Laminé, estropié que peut-il lui arriver d'autre ? Il rentre au bureau, attend la fin de la journée le postérieur à plat de couture. Fort heureusement qu'il ne picole pas des masses. Il se marre aux canards ; il aurait bien voulu une femme pour ce soir, histoire de tirer sa graine...

°°°

Après une semaine de commanderie, Girmarch reçoit un courrier de l'armée. Un pathos imprimé annonçant la mort de son frère. Une mort tragique bien entendu. Les cieux républicains avaient galonné Girmarch, avaient-ils exécuté le frère tant honni ? A moins qu'il ne se soit produit une africanerie mortifère. Impressions insolubles, mieux vaut ne pas y réfléchir ad vitam æternam. Le commandant joint ses parents. Ils viennent d'apprendre la nouvelle, ils sont effondrés. La mort de Dieu ne leur aurait pas fait plus de mal. Un accident de voiture, un regrettable accident de voiture. Un banal dérapage. Girmarch hésite à y croire. L'enterrement est prévu après demain… Déjà ? On se précipite d'en haut. Girmarch est persuadé que tout cela sent bon la France contrariée. Le père au bout du fil fait l'éloge funèbre de son fils, lumière des lumières. Déjà héros de son vivant, défunt, il devenait immortel. Girmarch pousserait bien une débraillée dans le style grand déballage cependant son instinct cabotin lui demande d'attendre. Plus le délire parental sera onirique, plus la brutalité de la vérité sera tranchante. Pas question que le fraternel parte avec les louanges de la congrégation. Il se voit bien faire l'article de la veulerie après l'ensevelissement de l'enflure, par exemple lors du café d'enterrement, un peu à l'écart, entre les deux yeux de son père, comme une mouche à flinguer proprement !

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Parfois quand on désire une chose, ladite chose survient pile poil à l'heure convenue. Girmarch est face à son père dans l'arrière salle du café des larmes. L'épouse du défunt et les petits enfants ne sont pas là. Le scandale intrafamilial est fastueux. L'absente est une garce sans scrupules, une honte congénitale, on peut le dire puisqu'elle n'est pas du sang du clan… L'absente est lynchée, sa dignité est accrochée à l'invective belle-paternelle… L'occasion est émoustillante. Girmarch entame une crucifixion fraternelle.
— Ta belle-fille n'est pas venue à la cérémonie parce qu'elle est tout simplement en danger et plus encore tes petits enfants.
Le père se fait un premier retrait, il salive sur la commissure, il a tellement bavassé sur l'ignoble greluche. Girmarch plante le clou :
— Ton fils est, pardon, soyons précis, ton fils était complice d'un crime contre l'humanité dans sa chère Afrique où tout devait être civilisé d'une main blanche.
— Tais-toi ! Le père est congestionné et prêt à faire le coup de poing.
— Tu n'es pas surpris ? Tu le savais. Nom de Dieu. Tu as raison, je suis le dernier des cons. Tu as continué à encenser le petit napoléon sachant qu'il était une merde…
— Il suffit je te dis, ta mère a le cœur fragile !
— La fragilité cardiaque est héréditaire, tu ne crains pas que j'ai des palpitations… Je n'en reviens pas.
Girmarch est conscient d'avoir fait le bide de sa vie. Il a les entrailles à l'air. Il se sniffe en se passant le bord de sa main sous les narines. La mère arrive, frêle femme aux yeux écarlates. Elle ne toise pas. Elle est au courant. Girmarch en crève sur place.
— On peut être coupable de tout quand on bénéficie de l'immunité affective. Les innocents sont coupables de ne pas savoir se faire aimer. Merci chers parents, votre dernière leçon met un terme à vos enseignements.

La mère tente une main guère enthousiaste sur l'avant bras du fils banni du cercle de l'impunité parentale par injustice sentimentale. Girmarch n'a jamais été aussi acide de toute sa vie aigrelette. Il quitte le spectacle avec la tête en bouillie, certains affligés présents y voient la marque d'un deuil profond. Les invités expirent leur chagrin dans un chœur honorifique. Les momies sombres se requinquent avec de bonnes rasades de désolation, l'enterrement est sinistre à souhait ! Girmarch sait qu'il n'y reviendra pas aussi endeuillé soit-il. Il préfère le noir criminel qui gicle au rouge, plutôt que le blanc qui s'obscurcit par ses silences assassins.

De retour à domicile, après une longue route de mauvais souvenirs en farandole, le commandant n'est plus en terre sainte. En pleine hallucination, il croque cette femme africaine avec des bras en ailes de moulin avec une façon gigantesque de faire des pas félins. La meurtrière a un doux visage, une sorte d'innocence méconnue, un art de susciter la compassion en vue d'une impunité irrépressible… « Qu'elle fasse ce qu'elle veut, sa culpabilité l'innocente », il s'en persuade pour ne pas vivre sans attendrissement aucun.





Notes
1 "Plage du sable rouge" en souvenir du débarquement sanglant des Anglais au 17ème siècle - Bataille de Trez Rouz.
Camaret-sur-Mer : port de pêche à l'extrémité Ouest de la presqu'île de Crozon en Bretagne - Finistère.
Presqu'île de Crozon.
4 Les 7 communes de la presqu'île.
Roscanvel, presqu'île Nord qui constitue l'entrée de la rade de Brest nommée Goulet.
6 C'himpiroù / Quimpérou : nom d'une source de Roscanvel qui se jette dans la mer dans une ancienne zone militaire entre l'îlot du Diable et le fort de la Fraternité.
Crozon, principale commune de la presqu'île éponyme.
8 Surnom de la guillotine.
9 Sillon, cordon de galets d'origine naturelle aménagé par l'homme qui permet aux plaisanciers de rejoindre leur bateau.
10 Corréjou : plage de Camaret-sur-Mer.
11 Styvel : quai, quartier du fond du port de Camaret-sur-Mer.
12 Route de Quélern : route côtière Ouest de Roscanvel dans une zone très militarisée par le passé moindrement aujourd'hui.

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