— MOI VOULOIR TOI. En majuscules.
C'est une Sofia qui parle, ça lui arrive de jacasser sur la couleur de
ses cheveux bruns qui pourraient avoir un ton plus chatoyant si la nature
respectait la femme dans son intégrité. Malheureusement, la chevelure
étant plutôt héréditaire et ayant été conçue par des ours bruns des Pyrénées
espagnoles, elle est brune de forêt et de peau, elle sent le Sud et Raphaël
qui l'écoute et qui n'y entend rien aux tonalités capillaires se contente
de sniffer une odeur de femme en délicate sueur. Il adore cette odeur
qui lui pénètre les narines aussi impunément qu'une senteur exagérée d'un
lit de goémon sur une grève en marée descendante. La comparaison est âcre,
volontairement, assurément.
Raphaël, 26 ans, est carré de visage pâle et ses idées provinciales se calent dans ce cube en y épousant les angles vifs. Grandeur moyenne chez les grands. Sofia, 24 ans, est ronde de tête et souple dans ses raisonnements qui s'accommodent de nuances jusqu'au doute sur tout. Petite grandeur chez les femmes grandes.
Elle est légère, il est pesant, ils sont de la catégorie des français moyens sans espoir d'avoir une villa sur la côte basque. Ils sont voués à vivre en studette dans des quartiers à problèmes. Cependant le principal problème à surmonter est l'ennui professionnel des journées laborieuses de vendeurs non qualifiés dans le mobilier nordique. Les loisirs des protagonistes se résument à une sortie mensuelle, ainsi qu'à une nuit câline par trimestre après une rencontre hasardeuse dans un bar branché : drague sans détour, même les hussards d'antan en seraient dépucelés. Voilà deux sentimentaux au bout de leur misère amoureuse qui s'occupent à la va-vite sur le dos de tequilas de noctambules. Les deux tourtereaux ne partagent rien, du moins jusqu'ici, et cela avant le coefficient de rapprochement annoncé de vive voix par une Sofia en manque d'échauffourées. Raphaël s'est échauffé à entendre cette proposition qui n'est pas restée sans effet sur ses hormones mâles. Sofia est tout à fait attractive, elle mélange le raisonnable à l'attirant avec un pull moulant qui habille une féminité qui n'a pas froid aux yeux marron sans jamais pratiquer l'effronterie ou le grand déballage. Raphaël adore cela, il inspire l'attirance et n'aime pas se sentir provoqué par les accessoires de certaines femmes expulsives, répulsives.
Sofia vit sa nature sans artifices. Elle ne s'évapore pas à être ce qu'elle n'est pas, elle œuvre à n'être rien qu'elle sans effort. Sofia a donc les sens en éveil et le bon sens pratique à fleur de peau, elle veut des draps partagés avec une connaissance satisfaisante, le fait savoir sans plus d'effet de manche qu'elle n'en ferait pour demander une baguette de pain à son boulanger quotidien. Sofia voudrait fonctionner à l'anticipation permanente. Il y a trois mois, elle a acheté des pâtes alimentaires dans un emballage en carton tout ce qu'il y a d'immense dans la catégorie super promotion en grande quantité. La semaine suivante, elle a installé une étagère de cuisine selon la hauteur du conditionnement sachant pertinemment, que son budget macaroni devra se limite aux paquets premiers prix de 250g. Prévoyance orgueilleuse ? Point du tout, assurance que chaque paquet de pâtes du monde libre pourrait être présenté sous un élément haut de cuisine dans un espace dédié. L'espace dédié, la subtile recherche de Sofia. La liberté effrenée n'est pas son style et amenerait des superpurgations tant la liberté ne lui est pas courante.
Malgré le titillement, Raphaël est blessé par le ton
cordelette de la voix de Sofia, amoureux qu'il est, il aurait préféré
une corde en si, un cri du cœur, une ode à la révélation de l'amour. Et
si Sofia n'était pas amoureuse, si elle exprimait le souhait d'une distraction
éphémère ? Raphaël dissocie la détente, du respect sentimental qu'il est
persuadé de mériter d'emblée. Sofia raconte ses aventures depuis deux
ans à Raphaël, un amant par ci, un homme marié par là, un jeunot entre
deux, les corvées exigées par certains, les incompétences notoires des
gâcheurs, les petits coups du sort, le grand coup d'une heure, les périodes
de disette… D'ailleurs, si Raphaël se souvient bien, Sofia lui a confié
vendredi dernier que cela faisait deux mois qu'elle n'avait pas mis une
tige dans le vase. Voilà, Raphaël en est convaincu, il devient un bouche-trou,
une sucette à grisaille, un dévidoir de solitude féminine. La piqûre à
l'âme devient une blessure d'amour-propre, il a besoin, d'instinct, de
faire mal, c'est sa facilité incontournable, incapable de s'exprimer dans
une gentillesse qui charmerait. Rond, il se serait rassuré en estimant
qu'il valait mieux avoir un attribut dans la place forte avec l'espoir
de devenir l'incontournable distraction d'une femme tant désirée ; mais
carré, il est, il coupe court, ne laisse rien traîner et endosse la rigueur
du maître à penser espérant encore un sursaut sentimental de la part de
Sofia qui s'impatiente d'entendre une réponse favorable tant elle lui
paraît évidente. Le oui est un non brusque :
— Je n'aime pas trop les histoires de désir soudain…
Lui qui est l'archétype du gars confit dans le jus de ses frustrations,
donnant la leçon sur l'utilité de la raison dans l'émancipation du désir
charnel, il est pitoyable et se sent malsain. Il prend conscience de la
comédie qu'il interprète, voit la déception de Sofia qui passe sa main
dans ses cheveux mi-longs, elle cherche un peu de féminité supplémentaire
se sentant diminuée par l'affront. Il voit Sofia se déconfire, il ne dit
rien, ne sait rien dire, il est coincé entre sa mesquinerie et son orgueil.
La timidité lui joue des tours, des tours de pompe à refoulement, pour
lui-même et pour les quelques femmes qui l 'ont approché jusqu'ici. Etant
un sombre timide incapable d'aller vers une femme, la femme vient à lui.
Et s'il en apprécie la commodité ce n'est pas pour autant qu'il se satisfait
des premiers pas féminins. Plus sinistre encore, il clame à qui veut l'entendre
tout le bien qu'il pense de la libération de la femme, de l'importance
de son émancipation au sein d'une société conduite par les hommes. Un
toutim de politicien, une verve de tribune, une crédibilité vulgaire.
On le croit moderne, il est le réactionnaire de son introversion et si
demain il devenait expressif, il maudirait les femmes qui demandent de
passer une nuit de confusion avec un collègue de travail cuit à l'étuvé.
Les vapeurs des hommes ne font pas le bonheur des femmes et si l'on croit
que les femmes ont l'esprit épris des sérénades prénuptiales, il y a bien
des hommes handicapés par le dévoiement de leurs appétences. Un homme
qui n'assume pas s'ouvre les veines et se cautérise en abîmant l'existence
des femmes. Raphaël est de cela, tout ce qu'il ne sait pas vivre en amour,
il le fait payer à celle qui ose frapper à sa porte. Il porte la médiocrité
en lui, il aime le saccage.
Obligation de fin de journée morose, Sofia lui a dit bonsoir, avec rancœur et renvoi de nougat dépassé par les non-événements. Elle va devoir rentrer chez elle, dans une chambre avec King Kong au-dessus de son lit, en photo souvenir. Souvenir de l'adolescence qu'elle n'a jamais voulu quitter. Souvenir d'avoir humé un homme velu lors d'une fête foraine, sous un soleil qui épiçait les sens. Elle avait treize ans et cerne à cette pulsion trouble que les petites filles grandissaient avec des envies aussi folles qu'inexplicables que l'on n'apprenait pas à l'école. Aujourd'hui, le poilu brun irait bien avec ses cheveux trop sombres pour être beaux comme elle le voudrait. Tout le reste, elle l'accepte, ses hanches un peu large, son nombril tarabiscoté, son nez sans allure particulière, même son tour de poitrine est acceptable, même les vestes masculines de sa garde-robe bien remplie de mauvais souvenirs font partie de son acceptation. Néanmoins, elle ne s'attendait pas à un refus de Raphaël, elle sait qu'il frétille pour elle. Elle sait reconnaître les indices probants d'une excitation coupable. Le trouble, les mots qui s'engluent, les respirations qui s'étirent et enfin le manque d'air qui comprime le faciès ; toute cette ristourne, vingt fois par an, elle le vit avec des hommes de passage, des hommes d'alcôve, des hommes d'étage ou en étagère. Elle voulait seulement un ami dans son lit, une connaissance suffisamment connue pour éviter les cafouillages des promptes entreprises. Elle commence à se dire qu'elle s'est trompée à propos de son collègue, il n'est rien d'autre qu'un employé prenant le même bus pendant quatre stations avant de bifurquer, lui vers le nord magnétique, elle vers le sud critique, à la limite de la ville et des champs, le no mans land des pauvres. De sa cuisinounette, elle voit une cheminée d'usine polluante, de sa chambre elle voit un chêne pathétique, tout seul dans la boue de l'hiver.
Pour Raphaël, la rentrée dans le quartier des pieds nickelés, des embrouilles et des petits commerces adjacents, est plus lourde qu'à l'habitude. Il a acheté trois pommes et aimerait manger une poire. La baguette de pain est calcinée, il n'a rien dit à la vendeuse. Celle-là a une sacrée trogne et ne mérite pas qu'on lui parle, mieux vaut l'éviter tellement elle inspire l'évitement. Arrivée à l'immeuble des années soixante : une immense caisse de résonance dans laquelle les pleurs du 6ème sont des rires du 2ème et les rires du 3ème sont des pleurs du 7ème. Pour trouver sa porte après la montée dans un ascenseur qui sent la chaussette et la gaufrette coca, Raphaël doit suivre une ligne bleue depuis un mois, elle remplace la ligne orange qui précédait. Des artistes de la bombe de peinture peinant à se ressourcer, tirent des traits ondulant sur les murs du couloir sable. 6ème porte à droite, imitation acajou des banlieues, clé usée par les différents locataires d'un meublé de 13m²63 selon le contrat de location. Probablement 12m²36 selon le peu de place qu'il y a à respirer une odeur de plâtre humide. 20h37, la voisine s'égosille au téléphone. Dès qu'elle parle, elle crispe la cloison séparatrice. Raphaël est au courant des problèmes de couple de cette voisine qu'il n'a jamais vu mais qu'il entend cauchemarder. La plupart des nuits, elle dit « Noooon ! » Va savoir à quoi, elle dit non seule dans son lit. Son mec actuel a une cervelle, il déblatère des trucs de mécanique quantique et nargue sa partenaire du fait qu'elle n'y entrave pas la moindre particule énergisante. Elle préfère le jarret troussé, elle voudrait beugler au lieu de subir un abrégé deux fois par semaine. Ce n'est pas beaucoup s'est souvent dit Raphaël, il oublie que lui c'est trois fois par an.
L'avantage du quartier est tout de même le démarchage de rue des filles shootées aux friandises. Toujours accros aux sucettes, elles bradent devant une urgence. Raphaël paye régulièrement son loyer et trois colporteuses chaque année. Il s'est habitué à smicquer depuis qu'il est majeur et à l'allure où il monte les étages sociaux, il peut espérer un demi—palier d'ici sept ou huit ans.
Soirée maussade, la voisine va s'acheter un pull bleu magique demain, et Raphaël s'est allongé sur son lit canapé entre deux coussins bleus république. S'il était d'humeur, il aurait admis ce point commun fondamental d'un besoin profond de bleu entre la voisine et lui. Brossage de dents longues dans un temps chronométré par la brosse électrique qui détermine intelligemment l'hygiène buccale de son utilisateur fétiche. La plaque dentaire entretenue par croûtes de pain ne cherche pas à s'installer. La pomme croquée est en cours de digestion. Il n'y a rien à la télé ou dans le casque. Il fait 18,9° au thermomètre d'ambiance digital. Il n'y a rien sur les murs et Raphaël s'endort en voyant Sofia dans un lainage bleu Atlantique dans son rétroviseur. Raphaël « rétrovise » sa journée avant de tomber dans une grogne de somnambule. Sofia fait des allers-retours entre un château de la Loire et les falaises d'une Bretagne vue en carte postale dans un site internet de vente de CPA. Ils appellent cela un marketplace, cela a le don d'énerver Raphaël. Le franchouillard supporte difficilement l'anglais de ligne car il n'est jamais parvenu à rêver en anglais. Il rêve en français exclusivement sauf quand il rêve de Sofia. Là, tout devient plus compliqué. Il y a des langues qui se perdent et qu'il ne retrouve jamais quand il se réveille. Il n'est jamais parvenu à lui parler, même pas en rêve.
Cette nuit, la voisine a dit non entre minuit et une heure, une seule fois ; ce n'était pas méchant, sa lampe de chevet n'étant pas tombée sur le carrelage, la secousse n'avait eu aucune horreur, ce qui permit à Raphaël de se grignoter une faim. Il aura mâché la proposition de Sofia sans pouvoir la digérer. Pourquoi avoir dit non alors que oui fut préférable surtout qu'en ce moment Sofia sent la vanille même la nuit, à 26 kilomètres de lui. La vie intime de Raphaël se résumait à une revigoration de son entrain par des stimulations nocturnes à la condition que la voisine ne lui dise pas non dans les oreilles ouvertes à la moindre nuisance sonores.
Chaque matin fait le point sur un remord chronique. L'incapacité pour le solitaire pathétique de saisir l'instant présent. Le refus de miser sur l'avenir de la prochaine seconde qui pourrait ne contenir aucun motif sérieux d'être heureux de rien et de tout en même temps. La recherche d'une coïncidence entre l'inutile et l'utile. Raphaël préfère la messe à l'offrande. Mal de corps au lever du soleil. Petit déjeuner au demi-yaourt de chèvre sur un morceau de pain déchiré par deux mains à peine tièdes. Le déçu pathologique regarde par la fenêtre ventée par ses joints à l'abandon. Un choucas des tours HLM tarabuste un conduit de cheminée, le volatile est nerveux. Raphaël est à plat de couture avant d'aller travailler à revoir la tête de Sofia entre deux porcelaines des usines Chine & co.
Comme prévu, le temps consacré au labeur suprême est exaspérant. Vaquer à des occupations inintéressantes qu'il faut remplir d'un sens que l'on ne trouve pas au fond de soi, rabote l'envie de vivre. Se sentir nauséeux certes, mais plus encore avoir la peau râpeuse sous les effets du manque de tendresse, voilà qui est plus astreignant. Le travail n'est pas une santé. La servitude contraint les esclaves à se contenter des plus grands efforts pour la moindre des reconnaissances, le salaire minimal de la dignité minimale.
Sofia et Raphaël, bien qu'ils n'aient jamais évoqué leur avenir professionnel ensemble, rêvent d'une autre vie dont ils ignorent les vocations. A force de suer l'abrutissement, l'ambition devient empêchée. Raphaël est en vacances à la fin de la semaine. La loi du travail forcé autorise un congé pour rappeler le temps des récréations de l'enfance. On quittait la géographie et ses fleuves pour plonger dans un temps chronométré à la découverte des jeux agréables. On s'émouvait, on craignait le ridicule, on voulait se faire voir, tout n'était pas beau, on n'était pas les dieux de l'Olympe, mais les rires et les pleurs faisaient vibrer l'instinct de vie qu'on appelait jeunesse étourdie... Raphaël depuis l'âge adulte se réfugie sur un mont de campagne avec du givre couvrant six mois de l'année. Si les uns convoitent le soleil brûlant, Raphaël apprécie le frisquet dans les terres vides. Cette année cependant, il va jouer à domicile faute d'économies suffisantes pour s'offrir un voyage. Le fait de manger moins n'a pas suffi à remplir l'enveloppe d'un vrai départ. Il va faire du vélo dans le quartier une fois ou deux et dormir la tête vide beaucoup, surtout le jour. Dormir le jour permet de se mettre en sommeil les yeux mi-clos la nuit. Il a sauvé au moins cela de son enfance : l'étirement des minutes. L'ennui en bout de piste ne produit plus aucun dommage et ce serait dommage que de bouger dans un lit. Le lit réclame l'immobilisme pour être consommer à plein draps.
De nuit, manque de chance, ou pas de bol, la voisine dit « Noooon » formule chouette, elle hulule de la négativité à 4h12 du matin dans un janvier vraiment matinal, à l'heure où Raphaël se met à dormir physiologiquement contraint. Enervé, pulsionnel, il tape du point sur le mur séparatif. Un bruit de tuyauterie de la part de l'étage en dessous se met en triangle. Se manifester sur la droite et c'est le dessous qui cliquette. Le talent de vie de Raphaël : émettre de rares agacements qui agacent ceux dont il ignore l'existence. Là où, il voudrait porter le témoignage de son existence, nul ne répond. Le voisin du plafond en a profité pour tirer la chasse d'eau. La composition du bouillon s'entend au coude de la descente d'eau usée. Bruit sourd, c'est du costaud, bruit de fontaine, c'est fluide comme un rû. Le voisin a fait son rû. Cette information majeure conclut admirablement le temps de la manifestation de Raphaël qui se gratte un bouton frontal avant de dormir de travers et faire son rû à la lumière du jour, il est convaincu d'être prostatique avant l'heure des rétrécissements naturels.
Trois jours déjà à se glander les menottes. Certains ennuis, n'ayant aucun sens giratoire, ils organisent une débandade totale. Plus rien ne sert à rien. Raphaël ne prend plus de douche, il transpire moins quand rien n'est à faire, tout est en vacance. Il va en fin d'après-midi, lorsque les travailleurs ne sont pas rentrés et que les chômeurs sont imbibés de l'alcool télévisuel, vers la boîte aux lettres de son rez-de-chaussée. Max de pubs, des organismes supplient une aide pour les pauvres, les malades, les affaiblis, les défaillants, les moitiés de portion. Toute la pauvreté du monde est dans la boîte métallique couleur sang de bœuf. Une lettre d'employeur écornée amène la misère concrète. Curiosité, ouverture du pli, énervement, le contenu est sec. Raphaël est licencié en droit d'aller pointer à l'organisme des éjectés. La boutique se restructure faute de clients « rétributifs ». Sacrée secousse, Raphaël se dit qu'il ne verra plus Sofia. Sofia, c'est fini avant d'avoir commencé alors que la porte était ouverte. Sofia est virée de sa vie et rejoint les êtres croisés, pas effleurés. Le hasard nous les apportent sur le plateau des circonstances et les prélèvent sans crier gare. Apparition, discussion, disparition. Certains disent que c'est la vie qui veut ça. Raphaël se dit à quoi bon rencontrer si se séparer est un risque incontournable. Pourquoi Sofia n'était-elle pas sa concierge ? Il la verrait tous les jours ou presque, elle serait là, fixée à sa loge. Il prendrait le temps de se convertir à l'amabilité progressive... Une aigreur en poitrine, une rancœur en tête virant vers une émotion amère. Une déception en somme et quand le mot lui vient à l'esprit, il reprend sa réalité ; au delà de la déception, le besoin de manger sous un toit va vite reprendre le dessus. Amoureux ou pas, l'estomac va crier famine même sous allocations. Mieux vaut tomber en pâmoison devant un emploi stable plutôt que de s'amouracher d'une rencontre furtive qui ne nourrit pas son homme. Sofia est expulsée des préoccupations « raphaëliennes ». Elle qui était si présente, elle devient une absence indéterminée. Effacée, mise en corbeille, supprimée.
Raphaël est jaune avarié, avec une envie de gueuler
jusqu'à ce que l'outrance ferme sa gueule...
— Vous allez bien ?
— Oui, oui.
Raphaël voudrait mourir dans un petit suicide indolore et discret. Quelque
chose de gratuit sans peine, ni cerceau. Un claquement de doigt suivi
du noir indolore. Un truc choisi pas embêtant qui ne fait mal à personne,
surtout pas à celui qui met fin à ses jours pour rendre service à l'humanité
déjà très encombrée de morts-vivants laborieux.
— Non, je vois bien, venez, je vous dois bien cette attention.
La blonde, banale avec un nez retroussé, retrousse une manche et soulève
le bras de Raphaël. Elle porsuit :
— Je suis votre voisine bruyante. Je suis désolée. J'ai une vie de merde
en ce moment mais ce n'est pas une raison pour vous en faire profiter.
Mauvaise nouvelle ?... Oh je vois... Pardon, j'ai lu l'entête de votre
courrier. Licenciement économique... Je connais. J'ai l'art d'être un
surplus économique, remarquez, si jamais nous nous trouvons, vous et moi
dans la dèche, nous pourrions nous mettre en colocation. Depuis la semaine
dernière, je suis une célibataire endurcie.
Elle bavarde, elle n'arrête pas de bavarder et quand elle respire elle
en place une ou deux. Elle envisage de partir en Bretagne refaire sa vie.
Elle était montée vers la civilisation pour un grand théâtre d'illusions
sincères. Elle n'aime plus l'univers du spectacle et l'univers masculinisé
guère davantage avec les mecs tous en chaleur. Elle ne dit pas cela pour
Raphaël qui paraît être un gentil monsieur, mais pour tous ces obsédés
qui courent partout même au supermarché, ce n'est pas plus tard qu'hier,
au rayon des carottes, un type lui a dit qu'il en avait une moins orange
mais toute aussi ferme…
— C'est dégoûtant n'est-ce-pas ?
Raphaël gicle :
— Je suis un dégoûtant comme les autres, quand je vous vois, je ne pense
qu'à cela ?
— Vous me charriez ? Non... ?
— En fait, oui et non. C'est la première fois que je suis grossier envers
une femme mais c'est vrai... Enfin vous voyez. Pardonnez-moi, je ne sais
plus ce que je dis. J'en ai tellement marre de tout ce que je vis et en
manque de tout ce que je voudrais vivre que je deviens un petit pervers
frustré comme tous les mecs qui ont des problèmes de carotte.
— Au moins, vous avez la franchise d'admettre que vous en dehors des clous.
Allez venez, je vous invite chez moi, vous me direz pourquoi mon évier
se bouche tous les jours. Les hommes sont bricoleurs non ?
— Cliché ma bonne dame, mais un siphon devrait être à ma portée.
— J'ai trouvé le plombier de mes rêves, à portée de main... Voyez, ce
n'est pas si mal comme journée de merde !
— En considérant que je me prénomme Raphaël Sans Emploi…
— Et que je m'appelle Ingrid Temporaire… Infortune est faite !
L'Ingrid d'un calibre modéré, reprend la conversation
homologuée monologue féminin. Un encart vers les fringues, les eaux de
toilette, la sécheresse de la peau à cause des gels douche bas de gamme,
de l'huile d'olive trop cher et du cousin par alliance de Nîmes qui avait
promis de lui envoyer une bouteille d'huile première pression à froid,
et qu'il ne l'a pas fait... Raphaël a dégorgé le siphon de la cuisinette
et y a exfiltré des cheveux…
— Je me lave les cheveux à l'évier, je ne me mets pas de shampoing...
Enfin, vous voyez... J'ai la peau sensible... C'est que je suis une vraie
blonde, ma mère est Suédoise et mon père nettement Allemand. On a toujours
vécu en France. Avec Ingrid en une demi-heure de thé indéterminé, Raphaël
connaît le problème des soutiens-gorges pour les petites poitrines. Il
est surpris, il pensait que les petits seins tenaient tout seul. Ingrid
est étonnée de cet intérêt gravitationnel qui ne semble pas être le fruit
du légume de la concupiscence.
Raphaël fait un étrange blocage, il se refuse à décrire Ingrid, il se concentre sur la profondeur des alcôves. Pas de corps, pas d'intention, l'immatérialité avant tout. L'immatériel n'est pas critiquable, nul n'est en mesure de le juger. Il n'apprécie rien en elle et ne refuse rien d'elle, il flotte dans un vide anesthésiant.
Il est d'un tard sans heure précise. Ils sont déjà
en couple et l'ont intégré après le détail du premier resto, du premier
baiser, du premier mot d'amour, tout cela leur paraît sans importance.
Ils n'ont rien de matériel à partager. Ni l'un, ni l'autre ne connaît
l'avenir et puisque demain n'est pas offert, ils s'y présentent sans angoisse.
Une chose les réunit cependant, un besoin de s'agripper pour ne pas boire
la tasse définitivement... Ingrid a déjà goutté aux splendeurs des fumées
exotiques, Raphaël a eu sa période somnifères. Ils se le sont dit mutuellement,
ils se sont avoués leurs médiocrités. Se sentir minables, abrutis par
les subterfuges chimiques, avait permis à l'un et à l'autre de passer
le temps jusqu'à oublier que l'heure tourne à la jeunesse emportée. C'était
l'aveu le plus important à faire pour en finir avec la course des apparences.
Certains cultivent le besoin d'en dire le moins, pour masquer la plus
inavouable des viduités : celle de la difficulté de vivre sans raison
particulière ; pas eux et c'est tant mieux pour eux. Ingrid est apaisée
et ferait bien l'humour sous sa couette. Raphaël la quitte en lui disant :
— Tu es arrivée juste au bon moment dans ma vie, quoique tu décides pour
la suite.
— Tu es sérieux ? Oui, tu l'es... Je ne sais pas ce qui va nous tomber
sur la tronche. Je suis contente de connaître mon voisin et plus au vu
des affinités. Tu veux bien m'accorder un peu de temps, j'ai encore le
corps de mon ex en tête, j'en ai bavé... Je ne sais pas pourquoi mais
en discutant avec toi, j'ai eu l'impression que je remettais des pendules
à l'heure... Si tu as quelqu'un, je ne veux pas vivre dans le mensonge...
Ce n'est pas de la jalousie, je serai à toi mais évite de m'embarquer
dans des plans foireux. Si c'est du plaisir que tu veux, tu l'auras, ne
t'inquiète pas. Je ne te demande rien d'autre que de ne pas me balader,
ok ? Tu me prends comme je suis, tu me jettes dans le même état sans cogner,
sans insulter…
— J'ai une femme en tête. Je n'ai pas été à la hauteur. Avec elle, j'ai
été plus lamentable que d'habitude. Elle travaillait avec moi. Il ne s'est
rien passé, et tant mieux au final... Ma pendule ne fonctionne pas à la
seconde, j'ai besoin de temps pour tout, pour des peccadilles de noisettes.
Je suis mauvais à aimer, je ne te promets rien, j'ai appris que les prometteurs
ne sont pas les payeurs. Je sais que je vais passer une bonne nuit, je
vais regarder sur Internet, les soutiens-gorges pour filles plates ! J'ai
envie de t'habiller !
— Pour un mauvais, tu me fais planer.
— Méfie toi des mots, ils sont l'outillage du malin.
— Tu es superstitieux.
— Je me défends de l'être, il est probable que je le sois.
— Je vais allumer une bougie ce soir avant de dormir. Cela chasse les
mauvais esprits, il paraît.
— Tu vas bien dormir alors ?
— Oui, pas de cris, pas besoin de crier. J'ai moins peur de vivre seule.
J'ai mon artisan personnel à côté de moi...
— Bonne soirée.
— A toi aussi...
Raphaël n'a plus rien à maudire, plus rien à angoisser et se dit qu'il
n'a aucune condition à imposer à Ingrid. Elle est là. Il fera de son mieux
pour qu'elle se détende. Détendue, il sera détendu il en est persuadé,
aussi sûr que ses chaussettes sentent mauvais. Raphaël n'a pas à reculer,
ni à décliner, ni même à éviter. Il n'est pas amoureux, il est précautionneux,
c'est tellement mieux à survivre. Il a besoin de réussir quelque chose.
Ce sera Ingrid. Déblocage soudain, il est en état de description sommaire.
Bon, elle est blonde et filiforme avec bien évidemment des yeux bleus
délavés. Elle est blanche un peu rosée et encore, Raphaël se demande s'il
n'a pas imaginé du rose sur du blanc de pêche blanche. Ingrid est mûre,
voilà qui est plaisant. Elle puncheuse, mord jusqu'à l'os. Un rayon de
belle humeur quand elle se lâche, elle sera juteuse... Raphaël doit réussir
pour se sortir de sa chienlit et va travailler à rendre heureux une femme
plane, bruyante, lui qui convoitait la rondeur mâte et les silences ajourés,
demi-teinte, demi ton, vie à demi qui sait ? Qu'il ne saura jamais. Malgré
le changement de trajectoire quelque peu outré, il change aussi de cap
: n'attendre rien, ne pas retenir ce qui lui pèse, ne pas expliquer les
idées malignes. Il veut s'ajuster à la situation. Il veut passer sous
une fraiseuse, avoir mal peut-être. Il veut souffrir du bien des choses
et non du mal des privations. Qu'on ne lui parle pas d'amour, il n'y comprend
rien et se demande si comprendre n'est pas l'éteindre.
Ingrid et Raphaël se sont mariés en juillet de l'année dernière après trois ans de vie commune sans heurts, ni cabale. Ils vivent une vie de conservations calmes. Ils se sont délestés de tout pour venir s'installer en Bretagne dans une commune très commode équidistante de la mer et de la ville. Après neuf mois d'aide sociale, Raphaël a réussi à s'installer plombier après une mise à niveau de ses compétences grâce à des formations. Ingrid aussi a réussi à devenir un peu plus que femme de ménage. Une entreprise avait besoin de laver ses sols et de ranger ses comptes de temps à autre. Ingrid est douée en serpillière et en chiffres. Le couple a bon espoir de faire la soudure dans la plomberie. Raphaël a immédiatement plu à ses premiers clients. Il est fringant dans sa fourgonnette de location et mesuré dans ses tarifs. Il vient à l'heure, repart en disant au-revoir. Il sent une progression en toute chose et évite l'étallement dans le canapé du salon. Il aime à se tenir et veut se tenir à conduite avec discipline. Il est persuadé qu'il vieillit plus que son âge, la sagesse ne devait plus être très loin maintenant.
Pour Ingrid c'est un peu plus glissant, le patron lui
fait du gringue. Elle a appris que c'était un obsédé et qu'il fallait
s'en méfier. Raphaël à ce propos a été royal et avait demandé à Ingrid
de ne pas s'exposer, elle pouvait quitter son emploi dès que cela lui
sera invivable. Ingrid sait qu'elle ne tiendra pas ce poste très longtemps.
Son patron ne s'arrêtera pas et caméra à l'appui, elle envisage un chantage.
Elle ne le mentionne pas à Raphaël mais depuis sa résolution, elle est
mauvaise comme la gale. Pas question d'entreposer de la frustration en
elle : se faire justice, une justice de tordue, elle adore le processus.
Le mec libidineux est une monnaie courante, le type usant de son petit
pouvoir pour se satisfaire est une enflure qu'il faut museler. Il faut
bien admettre qu'elle a quelques colères à faire passer sur l'adipeux
à cravate. Pendant, une semaine, Ingrid a filmé son couple sans que Raphaël
ne se rende compte de rien alors un mercredi matin, la vidéaste a transféré
son dispositif dans les locaux de l'entreprise, plus précisément dans
la salle de repos entre cafetière et micro-onde. Mercredi rien, jeudi
rien, vendredi plouf ! Le patron moustachu avec son pantalon flottant
a entamé une danse du bas-ventre devant Ingrid avec le tragi-comique de
l'irrésistible attirance et l'honneur que la FEMME ressentirait au plus
profond d'elle-même si elle concédait une partie de son anatomie à l'usage
occasionnel de son tendre patron. Comme les miracles voyagent en couple
parfois, deux employés ont assisté au bouquet final de la tentative d'embrassade
non consentie. Le moustachu a remballé sa langue dans le clapet à insanités
et s'est précipité à s'extraire de sa mauvaise passe. Ingrid se sent un
peu pute et toute aussi fière d'elle. Les témoins paraphes le chef d'œuvre
de la carabistouille. D'ailleurs ces derniers sont prêts à témoigner :
le trop était trop et les révoltes féminines n'étaient pas réservées qu'aux
chiennes. Ingrid est sonnée, n'ont pas par l'agression providentielle
mais par sa veulerie, puis elle fait vite les projections financières
de tête. Son mari a besoin de 30 000€ pour s'installer définitivement.
Un bidouillage informatique avec un film vidéo en pièce jointe gicle sur
l'écran du smartphone de l'investisseur en femmes agressées par sa sueur
et sa bave. A la fermeture, le patron passe du cramoisi au verdâtre en
rencontrant Ingrid dans le couloir de la direction. Elle « serpille »
en se tortillant, elle pose le chiffre et la condition.
—30000 € en cryptomonnaie demain soir à la même heure. En cas de défaut
de paiement, madame Berin de St Braie, votre épouse, saura qu'elle vit
avec un porc.
Le type n'a rien exprimé, il n'a pas vu venir le chantage. Il est indisposé
et rassuré, avec du pognon on rafistole toujours les embrouilles des pétasses.
Le lendemain matin, il convoque Ingrid dans son bureau pour lui mettre
la pression. Il va lui briser sa carrière de « serpilleuse », elle ne
touchera plus un chiffre de sa vie. Elle lui répond 40 000€. 10 000 en
plus pour avoir subi des menaces l'ayant émotionnellement traumatisée.
Il cède mais avec démission immédiate. 47 minutes plus tard, l'accord
est scellé. Ingrid est partie avec sa fierté sous le bras. Elle avait
bien conscience que le chemin de l'autonomie était plus que douteux, néanmoins
le joli coup de grâce en valait la peine. Elle se voit déjà plombière,
un peu glacée, pour asseoir la réussite sur le siège d'une voiture électrique
lie de vin et sellerie chamois. En rentrant à l'appartement en centre
bourg avec vue sur la place de l'église, l'arnaqueuse, le soir en plein
déroulé, raconte son infraction au bon sens. Raphaël est estomaqué, fait
les mêmes projections financières que son épouse et admet qu'une entreprise
a toujours besoin de fonds, propres ou sales, le détail ne vaut pas un
reproche. Ainsi, en 38 mois très exactement, Ingrid et Raphaël sont passés
du statut de bons à rien pathologiques à celui d'artisans de confiance
enregistrés parmi les plombiers méritant confiance et gratitude sonnante
et trébuchante.
Le bébé est attaché aux parois d'Ingrid qui ne s'en porte pas plus mal. Raphaël roule des mécaniques avec des suspensions un peu molles, il se la joue bourgeois en devenir. Tout va bien et nettement mieux à chaque lever de soleil même quand il pleut mouillé ou qu'il vente de travers. L'été sera chaud quelle que soit la température ambiante. Les propriétaires qui louent à la belle saison, ont très souvent des problèmes de tuyaux de dernière minute. Les petites interventions rapides façon ambulance sur place en moins d'une heure rapporte le pactole pour peu de risques de malfaçon. Une commune rurale est tellement rurale que le centre du monde est un bourg commerçant avec une place, une fontaine et huit tilleuls armoricains. Raphaël et Ingrid louent un appartement au-dessus de la poissonnerie. Ils ont la mer dans le pif surtout en été. Ils en rigolent. Ils auraient préféré une location avec vue sur la mer, la vraie, celle qui iode les bronches. Le loyer étant plus raisonnable au-dessus des crabes et des maquereaux, ils se contentent d'un océan de puanteurs.
L'installation du quotidien est complet. Ingrid admire
la prestance de madame Berin de St Braie marchant de sa hauteur sur le
parvis en compagnie d'un mari aussi agité que teigneux, chaque dimanche
à 10h45, parfois 46. Dame Yolande entrepreneure en vertu conjuguée aime
à se présenter devant le seigneur en toute prestance spirituelle. Elle
a la vierge en elle et cela lui sort de tous ses trous de nez et de bien
d'autres encore. Brune, belle femme pourtant, de la hanche, du galbe...
Elle a certainement exercé sa colonne vertébrale à la cérébralité immodeste.
Yeux ouverts et fusants, beige acrylique. Maquillage plâtreux à peine
rosi. Les hommes la regardent, elle le sait et s'en pourlèche le postérieur
sans qu'aucun homme, pas même son mari scabreux, ne puissent se douter
des bienfaits des hommages appuyés. En dehors de son époux dépravé, la
dame est bien jeune, riche d'elle-même et de ses comptes fructueux. Elle
pèse 49 kg en hiver et 48 kg en été maillot une pièce compris. Elle pèse
aussi 8 millions d'euros en immobilier locatif. Elle travaille à ne rien
faire consciencieusement. Le mystère de cette femme indépendante financièrement
réside dans le flou d'un mariage surprenant avec un type laid plus vieux
et plus pauvre qu'elle. Pourquoi s'encombrer d'un tel sac vomitoire pour
traverser le théâtre d'une vie sans inquiétude matérielle. Il semblerait
que seul le curé soit au courant de la trajectoire de la belle enrichie.
Depuis quelques semaines déjà, dame Yolande et Ingrid en damoison font
la causette dans la supérette du centre. Elles ont échangé sur l'étrange
épaisseur des peaux d'orange ce qui a incrusté la conversation dans de
la cellulite. Confidences faites, les mots prirent une tournure systématique…
— Je prends du bacon pour ce week-end, je me régale toute seule. Mon mari
est parti en voyage d'affaires, vous voyez ce que je veux dire.
Ingrid a failli lui demander, pourquoi elle se laissait humilier. Silence
et non réponse et pourtant une fabuleuse complicité dans l'aisance absolue
se fait jour. Une aisance qu'Ingrid n'a jamais éprouvée avec quiconque.
Cette facilité à aller loin sans peur aucuune, sans reproche en quoique
ce soit. La fluidité est délicieuse, plus forte qu'un amour conjugal,
elle s'en étonne mais ne résiste pas à délivrer des indices de confiance,
elle qui exècre l'idée même de la confiance, une supposition de vertu
qu'aucun ne peut attester avec preuves à l'appui.
— Nous irons, mon mari et moi, avec notre fils à la plage pic-niquer s'il
fait beau. La mer est un spectacle à elle toute seule et puis nous avons
besoin de nous retrouver...
Ingrid regrette sa révélation dépeignant le bonheur marital et s'empresse
de le dire :
— Excusez-moi, je n'ai pas réfléchi.
— Ne réfléchissez surtout pas, cela vous jouerait des tours, croyez-moi
sur parole. Tout au contraire, j'apprécie le timbre de vos propos.
Ingrid et Yolande joue désormais au tennis le samedi matin au club municipal et consomme le mercredi en fin d'après-midi un thé lapsang souchong tout à fait cordial depuis 4 ans sans l'ombre d'une interférence. Yolande est malheureuse en tout pour tout. Ingrid est heureuse par répartition géométrique. Tous les périmètres de sa vie sont établis sans défaut dans la cuirasse. La construction est solide, la banque propose des placements et l'époux est câlin. Quoi de plus explicite que cette réussite progressive ?
La rencontre finale de ces deux femmes éprises de leurs
présences mutuelles s'est produite ainsi. Raphaël et sur une ligne droite
bretonne, une ligne sur laquelle il véhicule en passagère son épouse d'Ingrid
avec derrière le Stanislas qui a déjà toutes ses dents. Voiture silencieuse
avec des gadgets électroniques qui n'en finissent pas de tout faire à
la place du conducteur. La belle ligne droite est vide de circulation
et mène à la plage quoiqu'il advienne en ce joli mois de mai. L'écran
central montre un plan du chemin à parcourir pour atteindre le sable tiède
et les coquilles vides des coquillages morts. Effet double, deux routes
possibles pour une même destination, distance très similaire. Une route
atteint le Nord de la plage, l'autre atteint l'extrême Sud, le soleil
reste à l'Ouest quoiqu'il advienne. Raphaël a un moment d'absence, un
trouble de vision intérieure, une sensation astigmate. Le devenir lié
à une direction, au choix, à tout ce qui sera définitif après celui-ci,
à tout ce qui pourrait être modifiable. Raphaël se malaise les boyaux,
il n'est pas bien et s'arrête sur le bas côté de la chaussée, une entrée
de terrain agricole. Ingrid s'étonne, s'inquiète sans ne rien dire, elle
sait que son mari décroche de temps en temps. En dehors de ces périodes
d'absence psychologique, il est formidable. Bon mari, bon père, que demande
le peuple, un peu plus d'envol ? Le mariage est une racine, pas une aile.
Ingrid est heureuse sans chercher à l'être. Elle se retourne, le fiston
dort avec un maillot de foot sur la banquette arrière. Il réfléchit dans
ses rêves pour devenir une star du ballon rond, son but est de marquer
des buts tout le temps, tous les jours. Comme il est trop petit pour jouer
aussi bien qu'un joueur pro, il dort beaucoup pour rêver sa carrière en
secret. Raphaël fixe l'écran avec cette route en trait parfait et la fourche
qui n'est plus très loin, route de gauche, route de droite... Il transpose
l'hésitation à sa vie hésitante. Il regrette tout le contenu de son existence,
aurait voulu faire autrement, aurait voulu savoir ce que décider voulait
dire. Il pousse l'idée d'une double vie comparative. Vivre sur la route
de gauche comme vivre sur la route de droite sans se mentir, sans perdre
ni se perdre, sans se désagréger pour s'émanciper de toutes les possibilités
non vécues. Par malheur, Raphaël n'est pas magique, il n'est pas assuré
et se rassure rarement. Subitement il revient à la raison, se reprend,
sourit à Ingrid, redémarre et enfourche la route rectiligne en se projetant
dans l'avenir immédiat. Il marmonne :
— Je choisirai au dernier moment, je savourerai mon hésitation et que
rien ne dérange mon impulsion.
Il va choisir enfin sans angoisse, bien sûr ce n'est qu'un petit exercice... Raphaël est subitement heureux de l'expérience du choix qu'il s'impose, si heureux qu'il est mou de l'accélérateur et encombrant sur son milieu de chaussée. Au carrefour annoncé par un panneau métallique avec du rouge plus sang que du jeune sang frais, Raphaël approche sa main de son clignotant, il va clignoter sa décision. Une rapide masse sombre vient en face et choque la voiture informatisée de Raphaël qui se trouve le nez écrasé dans un ballon blanc. Raphaël se met en colère, on ne lui a pas laissé choisir, il a mal partout et ne sent pas ses jambes. Enfin si... Elles sont froides, comme givrées. Ingrid est écrasée, difforme, éclatée rouge, plus rouge qu'un rouge neuf de panneau. Stanislas dort pour de bon et achève sa carrière de foot par une disparition prématurée, il a de l'herbe sur le visage au titre de héros des pelouses imaginaires. La voiture termine la farandole dans le décor d'un fossé plus profond qui ne le laissait voir. Tout le monde se couche, Raphaël voit flou et ne bouge que trois doigts dans le vide. Ce n'est plus de la souffrance, il vit une sorte de déchéance, d'abdication. Le choix n'est pas dans la vie qu'il ne choisit pas. Une femme nettement secouée s'agite à la portière. Elle tarde à appeler les secours, elle n'arrête pas de tarder et s'attarde à prodiguer des gestes parfaitement inutiles, en rien médicaux, avec une grimace et un sourire mélangés. De toute façon, Raphaël n'a pas le choix, il doit mourir maintenant, le destin a choisi l'heure pour lui en entraînant de force, une famille sans choix particulier que celui de subir une chauffarde ivre. Mme Berin de St Braie, complètement dénoyautée avec des kilos d'alcool dans trois litres de sang avait choisi le Nord de la plage sans hésiter, là où il y a une falaise pour se jeter. L'accès Sud est une coulée d'argile de la période glaciaire qui n'a pas d'épaisseur ou qui sert aux suicidaires qui veulent se fouler la cheville. Non, elle voulait de l'éclaboussant. Elle avait prévu de se balancer dans le vide de 58 mètres de haut pour se faire mourir par elle-même plutôt que de subir la dégénérescence maladive et le manque de perspective vitale que l'existence lui proposait. Encore 9 mois d'agonie souffreteuse qu'avaient pronostiqué des médecins qualifiés, c'était déjà un miracle qu'elle soit encore en vie. Un bonus qui lui avait donné du temps pour faire mourir une famille unie par des circonstances incertaines. Si Raphaël avait accepté de passer la nuit avec Sofia, il n'aurait pas fréquenté Ingrid, Raphaël ne se serait-il pas trompé de route dès le départ ? Quoiqu'il advienne, Raphaël comprend qu'il va être immobile pour de bon, sans effort comme souhaité... Soubresaut de cervelle. Il s'interroge, a-t-il tenté d'éviter le véhicule d'en face ? Il ne peut répondre car au point d'interrogation, il est figé, les yeux éteints à l'inexistence venue.
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De Sofia à Ingrid, le mauvais hasard des rencontres
L'amour de Toute une Vie en Rose
La Réputation des Femmes et des Demoiselles